Chapitre II
L'avouerie de Notre-Dame de Huy
La comtesse Richilde de Hainaut, veuve d'un petit-fils du comte Herman, fit passer l'héritage de son premier mari aux enfants de son second mariage. C'est ainsi que, à la fin du XIe siècle, l'alleu de Gesves appartenait à Baudouin de Flandre, comte de Hainaut.
L'avouerie de Notre-Dame de Huy
Le tableau généalogique ci-dessous montre à quels successeurs fut transmis l'héritage du comte Herman :
La comtesse Richilde de Hainaut, veuve d'un petit-fils du comte Herman, fit passer l'héritage de son premier mari aux enfants de son second mariage. C'est ainsi que, à la fin du XIe siècle, l'alleu de Gesves appartenait à Baudouin de Flandre, comte de Hainaut. Celui-ci, du vivant de sa mère et d'accord avec elle, hypothéqua ce domaine au profit du chapitre de Notre-Dame de Huy qui lui avait prêté quelque argent. Le 3 mai 1091, il en fit une cession définitive au même chapitre par un acte accompli en grande solennité, devant le corps de saint Domitien et en présence de deux comtes et de vingt-six nobles des environs (1).{styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(1) Document VII.Au point de vue de l'évolution économique, cet acte ouvre une nouvelle période caractérisée par l'intervenu-lion d'un personnage laïque, l'avoué de Huy. Le texte même de l'acte de vente stipule cette intervention; en effet, la tradition du bien est opérée in manu Walteri ndvocati. Qu'est-ce que ce personnage ? L'avoué de Huy n'était pas un haut protecteur comme furent, par exemple, certains comtes de Namur pour l'abbaye de Stavelot-Malmédy ; mais un fonctionnaire, défenseur des droits du seigneur ecclésiastique, exerçant en lieu et place de celui-ci diverses prérogatives attachées à la seigneurie, et bénéficiant d'une part des produits du domaine.L'acte de 1091 stipule que les droits de l'avoué devront être déterminés par une assemblée du chapitre, en présence de l'évêque. L'intention apparaît ici de faire obstacle aux abus dont, trop souvent, églises et populations eurent à se plaindre de la part des avoués. Il est bien entendu que l'avoué de Huy bornera ses exigences aux prescriptions de ce règlement.
Une précaution est prise aussi dans le même acte quant à la transmission de l'avouerie. Le caractère héré¬ditaire n'en est pas, reconnu ; l'avoué doit être désigné par les chanoines et ne pourra inféoder l'avouerie. Mais, en pratique, on sait ce qu'il en était dès cette époque, la féodalité s'étant emparée des avoueries comme de toutes les fonctions. La clause de non-aliénation doit s'entendre en ce sens que l'avouerie ne pourra pas sortir de la famille du premier avoué; elle sera transmissible par héritage, mais non par vente. Nous verrons plus loin un conflit surgir d'une dérogation à cette clause.
Quant à la part qui fut allouée à l'avoué dans les produits de la terre, nous ne trouvons dans le texte de 1091 aucune précision. Il existait, à cet égard, des coutumes généralement suivies (2) {styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}( (2) PERGAMENI, L'avouerie ecclésiastique belge, pp. 70, 121-127. Il est probable que l'avoué de Gesves avait droit au tiers du domaine. Cf. docu¬ment XVII.
Ainsi l'avoué bénéficiait des redevances des moulins : nous constaterons qu'il en était ainsi à Gesves. Il lui était alloué une portion des terres : nous verrons que les avoués de Gesves devin¬rent propriétaires d'une grande partie du territoire, soit qu'elle leur ait été formellement attribuée, soit qu'ils aient eu la faculté de la conquérir par la mise en culture.
L’acte de 1091 laissait intacte la donation faite par le comte Herman à Saint-Vanne de Verdun. Mais en fait, il en modifia radicalement les effets. Le rôle de ce monastère fut terminé quant à la mise en culture du territoire. Au lieu d'exploiter directement ses terres, il les concéda, moyennant un cens de huit deniers tournois par bonnier, et cessa donc d'en augmenter l'étendue. A qui les transféra-t-il de cette manière ? A l'avoué lui-même, comme nous pouvons le déduire d'une situation qui se révèle par les documents postérieurs. C'est donc maintenant l'avoué de Huy et ses héritiers qu'il faut voir à l'œuvre.
A l'avoué Walter succéda son fils Boson, qui assistait à la vente de Gesves en 1091 et vivait encore en 1106. l Jn second Walter suivit Boson ; il eut deux fils : Walter, avoué en 1157-1182 (3) {styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(3)Nous trouvons à Gesves deux traces des avoués de Huy. L'une est une dénomination de taille Wautier donnée à une partie du bois (Cf. document XXXVIII); l'autre est la possession de quelques terres par les prieures de Huy (Document XXXVIII).et Lambert. Or, tandis que, aux générations précédentes, le titulaire de l'avouerie n'est jamais cité avec un frère puiné, nous trouvons dans trois chartes de 1157 et 1170 : Lambert, frère de l'avoué de Huy (4){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(4)Analectes ecclésiastiques, XXIII, 324 et 327, et Soc. Art et Histoire Ville de Liège, I, 150. Sur les avoués de Huy, cf. TIHON, L'avouerie de Huy cl. les seigneurs de Beaufort. Huy, 1898.. Le fait est significatif. A cette époque, les avoueries prenaient le caractère de droits patrimoniaux et divisibles. Si le frère de l'avoué de Huy avait assez d'importance pour souscrire des chartes de l'évêque de Liège, c'est sans doute qu'il détenait une part du patrimoine familial. Au demeurant, le XIIe siècle ne nous apporte aucun document sur l'histoire de Gesves, aucune précision quant aux rapports de cette terre avec les successeurs de l'avoué Walter.
En 1236 apparaît Robert de Gesves. Il était alors à la fin de sa vie, au lit de mort peut-être puisque nous le voyons, entouré de prêtres, faire une donation qui semble bien un acte de dernière volonté (5){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(5)Document IX.. Un docu¬ment de 1238 montre qu'il était alors décédé et avait laissé des enfants qui, à cette date, étaient mariés (6){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(6)Document XI.. Donc Robert lui-même s'était marié vers 1200; sa femme fut Aleide de Florée, d'une famille seigneuriale voisine. Robert appartenait à l'aristocratie terrienne, cela résulte, d'une part de l'importance des donations con¬signées dans les deux documents susdits, d'autre part du fait que son fils, Pierre de Gesves, fut prévôt de Poil-vache en 1270-1272, fonction que seuls des nobles exer¬cèrent (10){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(10)Cf. LAHAYE, Fiefs de Poilvache, p. VIII.. Puisqu'on ne peut lui attribuer la qualité de seigneur de Gesves qui appartenait exclusivement au chapitre de Huy, et puisque celui-ci avait un avoué, la conclusion qui s'impose est que l'avouerie locale de Gesves avait été, au cours du XIIe siècle, détachée de l'avouerie de Huy. Ce démembrement n'avait pu s'o¬pérer, sous peine d'infraction à l'acte de 1091, qu'au profit d'un descendant de l'avoué primitif, continuant la personne de celui-là (11).{styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(11)Les droits afférents à l'avouerie de Marchin furent démembrés au profit d'une descendance en ligne féminine, savoir la famille d'Ochain.(Bulletin de la Com. roy. hist. 4me série, I, 136). Procédé analogue à celui qui apparaît dans le cas de Gesves.
Au point de vue du progrès économique, ce fait dut produire d'heureux résultats. Au lieu d'appartenir à un important seigneur qui disposait à peu près en maître de tous les domaines de la collégiale de Huy, Gesves, au cours du XIP siècle et certainement dès le début du XIIIe, constitua le patrimoine d'un avoué local, beau¬coup moins riche et partant plus intéressé à tirer parti d'une terre qui fournissait le plus clair de son revenu. La mise en culture prit probablement une allure plus rapide que dans les premiers temps de l'avouerie et l'on peut attribuer, en grande partie, aux avoués locaux l'extension de l'aire cultivée que nous allons bientôt constater.
Le décès de Robert de Gesves clôt cette période d'ex¬tension. En 1237, l'avouerie fut vendue, contrairement aux prescriptions de 1091, à un cadet de famille princière, Waleran de Limbourg seigneur de Poilvache. Elle perdit ^alors son objectif économique et prit un caractère politique dont nous parlerons plus loin.
Ce qui importe au point de vue du développement du village, c'est le travail agricole des avoués. Les terres défrichées par ceux-ci ne sont point marquées d'un signe qui les identifie, comme les terres à cens de Saint-Vanne. Pour ces nouvelles conquêtes de la charrue, nous ne possédons que des indices globaux, savoir le carac¬tère juridique des propriétés et la parenté des pro¬priétaires avec Robert de Gesves.
Juridiquement, ces terres étaient des alleux. Gesves eut une cour d'hommes allodiaux. Le terme d'alleu n'est pas pris ici dans le sens de propriété totalement indépendante, comme alodium de Gengetavia dans l'acte de 1091 ; il ne s'agit pas ici de biens ne relevant que de Dieu et du soleil, mais d'alleux liégeois tenus de Sainte-Marie et de Saint-Lambert et libres de charges. L'ori¬gine de ces alleux fut indubitablement le travail de défrichement accompli à l'initiative des avoués et à leur profit.
Nous pouvons, pièces en mains, attribuer ce caractère à certaines propriétés. Ainsi le transfert, en 1383, de la terre dite de Hoyoul, dont une partie avait été défri¬chée par les tenanciers de Saint-Vanne, fut opéré devant deux cours : celle de Saint-Pierre de Liège, compétente pour cette partie, et une cour d'hommes allodiaux (12){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(12)Document XXXIV.. Cela signifie que, aux cultures créées au XIe siècle sous la gestion du monastère verdunois, s'en ajoutèrent d'autres à l'initiative des avoués. Autre exemple : lors¬que, en 1326, Evrard de Bolland reprit en fief du comte de Luxembourg, sa maison de Gesves, il déclara qu'elle était « son bon alleu » (13){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(13)Document XIX.. D'ailleurs, parmi les chartes relatives à Gesves qui étaient insérées dans le cartulaire aujourd'hui disparu de Notre-Dame de Huy, se trouvait une littera de allodiis (14).{styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(14)A. E. Liège. Coll. N.-D. de Huy, n° 2, p. 4.
Pour apprécier l'extension donnée par les avoués à la zone cultivée, un moyen sûr est de reconstituer l'hé¬ritage qu'ils laissèrent à leurs descendants; mais cela exige d'abord une étude généalogique assez laborieuse que nous résumons ci-après.
Un des deux documents cités plus haut, celui de 1238, énumère les enfants de Robert de Gesves et d'Aleide de Florée, ou plus exactement leurs héritiers allodiaux. C'étaient un fils et trois filles, dont les deux cadettes, établies à Lustin et à Crupet, ne semblent pas avoir eu des intérêts à Gesves (15).{styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(15)Document XI.
Le fils, Pierre de Gesves, est un personnage bien connu : Prévôt de Poilvache en 1270, 1272, il intervint dans certains règlements consécutifs à la guerre de la Vache et reçut du comte de Luxembourg le fief de Maissin en 1270 (16){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(16)E. PONCELET, Guerre de la Vache de Ciney, pp. 69,76,77. - VERKOOREN, Inventaire des chartes et cartulaires du Luxembourg, t. I,137, 185.. Il eut une part des biens de Gesves. En effet, des comptes de 1332 et 1334 mention¬nent une rente de deux muids d'épeautre affectés sur tout l'héritage de Pierre dit le Prévôt, super tota heredi-tate que fuit quondam Pétri dicti le prévôt (17){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(17)Documents XXIII et XXVI.. Les débiteurs de cette rente étaient, à la date des comptes, les enfants de Philippard de Hoyoul, ainsi nommé à raison du lieu de sa résidence et de ses biens. Les De Hoyoul possédaient aussi le « manoir enmy la ville de Gesves » que nous connaissons déjà (18){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(18)Cela se déduit du fait que ce manoir était tenu, vers 1372, par Hubert de Pré, successeur des De Hoyoul. (Document XXVIII). ; or, on sait que les coutumes anciennes attribuaient d'ordinaire le manoir familial à un fils. Nous en déduisons qu'ils re¬présentaient Pierre de Gesves par succession ; et cela n'a rien d'anormal, les branches cadettes des familles nobles étant, souvent composées de laboureurs.
Les terres de la famille de Hoyoul se divisaient en deux groupes, le premier rattaché au manoir voisin de l'église et comprenant 8 bonniers d'anciennes terres de Saint-Vanne et vraisemblablement quelques terres allodiales, sur lesquelles nous n'avons pas d'indications. Le second groupe, sis à Hoyoul, comportait une vingtaine de bonniers provenant des défrichements de Saint-Vanne et une partie allodiale plus étendue, l'ensemble du char-ruage de Hoyoul contenant environ cinquante bon¬niers (19){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(19)Au XIVe siècle, le territoire de Gesves était divisé en trois sections pour le payement de la dîme, savoir : Gesves, Spasse et Hoyoul. Cette dernière comprenait les terres de Hourt et celles proprement dites de Hoyoul.. Cet ensemble garda son unité et son intégrité à travers les siècles et demeure aujourd'hui à peu près tel qu'au temps de son premier possesseur, Pierre de Gesves, fils de Robert (20).{styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(20)D. BROUWERS, Les terriers du Comté de Namur, p. 274.
Quant aux filles de Robert, c'est l'aînée, Eremburge, qui doit retenir l'attention.
Au sujet de celle-ci surgit une discussion de texte. Nous ne possédons pas en original l'acte de 1238 qui énumère les héritiers de Robert de Gesves et d'Aleide de Florée. L'auteur du Cartulaire de Grandpré l'a transcrit de la façon suivante : Eremburge cognomento Duché Lierarde de Lustin et Oda de Crupet. Il s'agit évidemment de trois femmes mariées que l'on désigne par les surnoms de leurs maris (21){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(21)Document XI.. Si nous n'avions que ce texte, vaine serait la tentative de rattacher aux avoués les propriétaires connus à l'époque suivante.
Mais un autre document nous vient en aide : c'est une sentence d'approbation de lignage. On sait que les privilèges de lignage, semblables à ceux dont jouissaient les nobles, étaient acquis aux descendants des chevaliers jusqu'à la septième génération. En cas de contestation, la preuve de cette descendance s'établissait par le témoi¬gnage de trois membres du lignage, c'est-à-dire de trois descendants du chevalier dont procédait celui-ci. Or, voici la filiation attestée devant le Souverain Bailliage de Namur le 24 février 1418, sur requête de Jean Moreau de Trignée : « Fut un chevalier nommé Messire Warnier du Sollier » demeurant à Gesves jadis. Dudit Messire Warnier issit » un fils nommé Herman. Dudit Herman issit un fils » nommé Pighot; Dudit Pighot issit un fils nommé » seigneur Colin de le Fontaine. Dudit seigneur Colin » issit un fils nommé Jehan Moreal. Et audit Jehan » Morea est issu ledit Johanin Morea » (22).{styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(22)Document XXXV.
Les degrés de cette généalogie peuvent être identifiés par des documents contemporains : Jean Moreau était échevin de Gesves en 1393 (23){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(23)A. C. G., Parchemin. ; Nicolas de la Fontaine est cité plusieurs fois en 1329-1334 (24) {styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(24)Documents XXII, XXIII, XXVIII et XXXVIII.; Pigo est mentionné, après décès, en 1309 et 1332 (25) {styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(25)Documents XVIII et XXIII.
26) A. E. Namur. Cartulaire de Grandpré, f° 69, où est écrit
K'Ermans pour Hermans.; enfin Herman de Gesves est connu par un texte de 1266 (26). Cet ensemble de preuves justifie la filiation que les té¬moins affirmaient d'après leurs traditions domestiques, et démontre un fait important, savoir que Warnier du Sollier demeurant à Gesves jadis », vivait en plein XIIIe siècle, donc à une époque très rapprochée du décès de Robert de Gesves.
Les témoins qui attestèrent cette filiation étaient : « Lambert de le josse fil Franchollet de le fosse, Massart fil Hannekin de honte et Gilchon de waenez » (27){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(27)Waeneez pour Wagnée. Ce Gilchon. descendait sans doute de Gilos de Waneies, cité en 1283 (Document XV). Cette branche du lignage n'eut pas de propriétés à Gesves.. Ces noms désignent les différentes branches du lignage. Or, deux de ces branches, délie Fosse et de Houte, possé¬daient, au XIVe siècle, des parts importantes du sol cultivé de Gesves; si l'on joint ces parts à celle de la branche en cause dans le jugement, l'ensemble corres¬pond à toute la campagne située entre le ruisseau de Gesves et les limites d'Assesse et de Florée, soit une grande partie du sol cultivé. C'est donc, vraisemblable¬ment, que leur auteur commun possédait tout ce bloc. Reste à déterminer le lien qui rattache celui-ci à Robert de Gesves.
Revenons au texte de 1238 et lisons-le avec le sens critique que requiert le déchiffrement d'une copie.
Ce texte parle d'une acquisition faite ab hœredibus participibus dictœ Aleidis (Aleide de Florée, femme de Robert de Gesves) scilicet, Petro Eremburge cogno-incnto duché lierarde de Lustin et Oda de Crupet (28){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(28)Document XI.. I , surnom de Bûche ne suggère aucun rapprochement. Ouant au prénom de Lierarde, il ne peut provenir que d'une mauvaise lecture; en effet, si Lietarde et Liegarde sont usités comme prénoms, Lierarde ne l'est pas. Le copiste de Grandpré a donc mal lu, ce qui lui arrive souvent, surtout pour les noms propres; et ses fautes de lecture dérivent, dans beaucoup de cas, de l'igno¬rance des abréviations, si fréquentes dans les textes du Moyen-âge. C'est bien le fait ici. Le texte fautif : duché lierarde, peut s'écrire, sans changer une lettre, mais en notant une abréviation : du chelier aide, abréviation pour aleide. La différence entre r et 1, c'est-:ï-dire i revêtu du signe abréviatif, peut être imperceptible dans un texte affaibli, ou échapper à un copiste peu expert (29).{styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(29)Le Cartulaire de Grandpré fourmille d'erreurs de ce genre. Au sujet de celle-ci, il faut ajouter que les écrivains du XIIIe siècle ne mettent pas entre les mots plus d'intervalle qu'entre les syllabes.
Nous pensons donc que le texte original, malheureuse¬ment perdu, devait être lu comme suit : ab hœredibus d participibus dictœ Aleidis scilicet Petro, Eremburge cognomento du chelier, Aleide de Lustin et Oda de Crupet. Cette leçon s'accorde avec les données que nous possédons. Au lieu du faux prénom Lierarde, elle attri¬bue à une des filles d'Aleide de Florée le prénom de sa mère, ce qui est conforme à l'usage. Plus intéressant encore est le surnom du chelier, en français du cellier, qui désigne le mari d'Eremburge de Gesves; car il permet un rapprochement suggestif entre le document de 1238 et l'approbation de lignage de 1418, qui évoque un chevalier nommé du Sollier, vivant à Gesves au XIIIe siècle. Que le nom de ce chevalier, transmis par la tradition, ait été quelque peu altéré, cela n'est pas une objection.
Nous concluons donc : la fille aînée de Robert de Gesves, Eremburge, épousa avant 1238 un chevalier dont le prénom était Warnier et le surnom du cell eut en partage la plus grande partie des biens allodiaux et censaux que son père avait possédés à Gesves, le sur¬plus étant mis dans la part de son frère Pierre de Gesves. Dans la suite, ces biens furent partagés entre les héritiers allodiaux de Warnier et d'Eremburge, que nous ren¬contrerons aux XIVe et XVe siècles, marqués de deux signes caractéristiques : d'une part, la possession d'alleux et de terres redevables de cens à Saint-Pierre de Liège, possession qui venait d'Eremburge; d'autre part, la qualité de gens de lignage qu'ils devaient au chevalier Warnier. Nous allons développer cette thèse qui est capitale pour expliquer l'évolution de la propriété fon¬cière sur le territoire de Gesves.
Essayons d'abord d'identifier notre chevalier Warnier du Cellier, alias du Sollier.
Une étude très fouillée de M. Edouard Poncelet sur l'importante famille du Sollier, de Liège, permet de dire que Warnier n'en faisait point partie et de conclure, comme ci-dessus, à l'altération de son véritable surnom par là tradition orale (30){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(30) E. PONCELET, Les maréchaux de l'Evêché de Liège, dans Bull. Inst. archéol. liégeois, XXXII,139.. Une charte de 1256 fait con¬naître un personnage nommé Warnier, décédé peu avant cette date, qui avait tenu la seigneurie de Spasse sous Gesves avec celle de Wagnée. La qualité dudit Warnier n'est pas expressément indiquée, mais on peut l'induire de celle des témoins de l'acte, lesquels sont, à une exception près, des chevaliers (31){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(31)Document XIV. Cet acte constate une, donation faite à l'abbaye de Grandpré par Guillaume fils et héritier féodal de Warnier, donation faite a pour objet la seigneurie de Spasse-sous-Gesves. Il a pour témoins les hommes de casa Dei divisés en deux groupes. Leur condition sociale la même — ils sont chevaliers, sauf l'un d'eux —• il faut voir dans
le premier groupe des parents du donateur, dont l'intervention était requise I otir mettre la donation à l'abri des contestations. Ce groupe comprend I .con de Nivelle, fils ou petit-fils d'un Warnier qui fut échanson de l'évêque de Liège jusqu'en 1209, et Warnier de Vehir, principal repré¬
sentant de la famille de Florée (cf. Cartulaire de Grandpré, fos 66 et 67).De tels rapprochements sont concluants.. Date du docu¬ment, situation de la seigneurie qu'il concerne, qualité des personnes, tout cela justifie l'identification du Warnier de cette charte avec notre Warnier du Cellier.
I1 y a plus. Le prénom de Warnier était habituel dans la dynastie des échansons de Liège, que l'on peut suivre depuis le début du XIe siècle. Or, voici que le premier témoin à l'acte de 1256 — acte qui contient une donation faite par l'héritier féodal de Warnier — est le chevalier Léon de Nivelle, chef de cette dynastie. Le surnom du Cellier peut dériver de l'office d'échanson tenu par cette famille (32).{styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(32) Sur les échansons de Liège avoués de Nivelle, cî. E. PONCELET,l'oevres de Jacques de Hemricourt. Introduction, p. CXLII.
Notre chevalier Warnier demeurait à Gesves, dit le Icxte de 1418. Mais cette assertion est sujette à caution, puisqu'il n'y avait à Gesves, au XIIIe siècle, aucune demeure fortifiée. Ce qui est certain c'est qu'il y possé¬dait , du chef de sa femme, de grandes propriétés, et reste à identifier celles-ci que nous nous attacherons spécialement pour en déduire, d'une part l'importance tics défrichements opérés par les avoués, d'autre part l'évolution de la propriété foncière.
Abstraction faite de son héritier féodal, qui n'eut rien en commun avec Gesves, Warnier du Cellier est l'auteur de quatre lignées qui se partagèrent les biens allodiaux et censaux que lui-même avait possédés : l'approbation de lignage de 1418 les fait connaître. La première de ces familles est celle dite délie Fontaine, dont le jugement établit la filiation; son nom indique le lieu de sa rési¬dence tout près de la fontaine communale. La seconde fut appelée délie Fosse parce qu'elle habitait dans une partie resserrée de la vallée, un peu en amont de l'é¬glise; une caractéristique de cette branche est qu'elle détenait héréditairement l'office de marguillier ou de clerc. La troisième branche du lignage est dite de Houte, plus anciennement de Hourt. A là différence des deux surnoms que nous venons de rencontrer — comme aussi du nom de Hoyoul cité plus haut — le nom de Hourt ne trouve pas sa justification dans la topographie locale; c'est un terme de fortification inapplicable au lieu où la troisième branche du lignage établit sa résidence. Nous en déduisons que ce nom avait été apporté par un allié du lignage et que la famille dite de Hourt ou de Houte ne se rattachait au chevalier Warnier qu'en ligne fémi¬nine (33) {styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(33) Anseau de Hourt, chevalier, seigneur de Hourt-sur-Lesse, vivait .'au milieu du XIIIe siècle. La tombe de son fils aîné, au couvent des frères Mineurs de Huy, fut dessinée par Lefort. Elle portait un écusson M une fasce, brisé d'une cotice en bande, ce qui suggère une branche ruclette de Villers-sur-Lesse (A. E. Liège, Man. de Lefort, Recueil d'épi-liiplies, t. II). Un autre fils d'Anseau, Jacques, épousa en 1282 Mahaut de Courrière, parente des familles de Florée et de Gesves. Il' posséda le manoir de Courrière (cf. QUINAUX, L'abbaye de Leffe, p. 191). Le premier du nom que l'on trouve à Gesves est Nicolas (+ 1329), probable¬ment frère des deux précédents et petit-fils par sa mère de Warnier Cellier..
Lorsqu'on désigne cette troisième branche par le lieu de son habitation, on l'appelle délie Vaux, la maison de Hourt étant sise dans une partie de la vallée dite elle vaux.Le tableau généalogique ci-contre expose la filiation des trois branches.
L'ensemble des biens possédés par ces trois lignées d'héritiers allodiaux - - auxquelles doit s'ajouter une quatrième branche dont il sera question plus loin -représente la part des biens de Robert de Gesves qui fut attribuée à Erëmburge, sa fille aînée. Si l'on y ajoute-les terres de Hoyoul, mentionnées ci-dessus, on aura reconstitué au complet le domaine du dernier avoué local. Ce domaine fut partagé roturièrement, c'est-à-dire sans privilège pour le fils aîné. Son étendue, que l'on peut évaluer à environ 300 bonniers (34){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(34) Le terrier de 1602 compte à Gesves, Houte et Hoyoul — abstraction faite de Spasse et Francesse, dont il sera question plus loin -T 13 1/2 charrues de labour, plus les prairies. La charrue équivalant, à Gesves. À 21 bonniers au minimum, l'ensemble correspond à plus de 300 bonniers. Cf. D. BROUWERS, Les terriers du Comté de Namur, p. 272., comparée aux cent bonniers exploités par les hommes de l'abbaye de Saint-Vanne, montre quelle superficie l'activité des avoués avait gagnée sur la forêt au cours du XIIe siècle et des premières années du XIIIe. L'étendue ainsi con¬quise par la culture n'augmentera point durant plusieurs siècles, sauf les menues clairières qui s'ouvriront de ci de là autour des cabanes des anciens serfs. Resteront couverts de bois jusqu'en 1780 tout le territoire situé au nord du Hoyoux, le Hes entre Gesves et Wagnée, et quelques parcelles disséminées telles que Pourin, Bosi-mont, Beronsart, Lornoy, Chauhez. Le défrichement par zones ne sera repris que dans les dernières années de l'Ancien Régime.
Au temps du chevalier Warnier, le siège de l'exploi¬tation n'était plus l'antique maison de pierre emmi lu ville de Gesves. Au point de vue agricole, la vallée con¬venait mieux que l'étroit plateau qui portait, avec l'é¬glise, l'établissement primitif. Une boverie ou ferme fut construite près de la fontaine communale. C'est là que s'établit Herman de Gesves, que nous connaissons par l'approbation de lignage et par un acte de 1266. Sa part comprit toute la campagne qui s'étend au Sud jusqu'à la limite de Florée, soit environ 200 bonniers. La descendance d'Herman se divisa en deux lignes, dites Delle Fontaine et delle Fosse, qui se partagèrent à peu près également les terres.
La branche dite de Hourt eut la campagne comprise cuire Gesves et Hoyoul, soit environ cinquante bonniers; une nouvelle « boverie » fut établie en -vaux, à la rencontre du ruisseau qui descend de Wagnée avec le ruisseau de Gesves ; et comme les gens de lignage étaient dispensés du moulin banal, un moulin fut établi à pro¬ximité (moulin de Hourt, 1309).
Un remarquable fait d'ordre social fut donc l'aboutissement du régime de l'avouerie, savoir la naissance d'une classe moyenne différenciée, tant de l'aristocratie féodale et militaire que de la classe servile, par des caractères particuliers de droit et de fait. En droit, cette classe, grâce à son origine qui lui valait les privilèges do lignage, échappait à la juridiction seigneuriale, à la taille et à toute obligation servile. En fait, elle se distin¬guait de la classe inférieure par la propriété de biens considérables, dont une partie consistait en francs alleux. Mais son genre de vie différait essentiellement de celui île la noblesse proprement dite. Nos gens de lignage, descendants de chevaliers, n'avaient garde d'ambition¬ner la chevalerie pour eux-mêmes, ne pouvant en soutenir les charges; ils étaient «gens labourans » suivant l'expression souvent employée par Jacques de Hemri-court; on dirait aujourd'hui : fermiers propriétaires.
Dans la première moitié du XIVe siècle, nous trouvons Gesves un personnage qui peut être présenté comme un échantillon-type de cette classe; c'est celui que le jugement d'approbation de lignage appelle seigneur Colin delle Fontaine, ce Seigneur » est le titre qu'on donnait aux grands bourgeois des villes. Colin était l'arrière-petit-fils du chevalier Warnier. Son surnom indique l'emplacement de sa résidence; c'était la ferme dite aujourd'hui « d'en-bas » près de la fontaine communale, siège de la principale exploitation du village.
Il possédait 28 bonniers d'anciennes terres de Saint-Vanne et, sans aucun doute, une étendue plus grande de biens allodiaux; mais il en cultivait davantage, no¬tamment des terres à Borsu (35){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(35)<c Colins del fontaine dictus de Borchis », dans document XXIII., ainsi que les biens des pauvres de Huy (36){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(36)Document XXXVIII.. Nous trouvons son nom en 1325 sur une liste d'hommes allodiaux qui comprend Goffin d'Ohey écuyer, et Renaud de Sorinnes futur cheva¬lier (37){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(37)Document XXII.. Bref, notre Colin fait figure de notable et représente bien cette bourgeoisie rurale dont nous avons constaté la formation.
Mais cette classe rencontrera plus tard deux adver¬saires. L'un est la coutume successorale suivant la¬quelle les alleux et les censives se partageaient entre tous les enfants, au moins entre les fils ; cette coutume, après avoir contribué à créer la moyenne propriété, en causera l'émiettement. L'autre sera l'érection d'une seigneurie à Gesves et l'ambition territoriale du seigneur.
Dans les chapitres suivants, nous suivrons l'évolution des unités agricoles constituées par le démembrement de l'ancien domaine de Robert de Gesves. Quelques années avant la mort de cet avoué, en 1231, s'accomplit un fait qu'il importe de noter. Le monastère de Saint-Vanne de Verdun, qui possédait toujours l'église de Gesves et la dîme, mais n'avait conservé de ses propriétés foncières que des cens en argent et en grains, échangea ces divers biens contre d'autres situés dans trois localités du diocèse de Metz, qui appartenaient à la Collégiale Saint-Pierre de Liège (38){styleboxjp width=300px,float=right,color=grey,textcolor=black}(38)Cf. Leodium, t. VI (1907), 120-123.. Cette dernière prit à Gesves la place de Saint-Vanne, et ainsi ses archi¬ves fournissent les précieuses données que l'on sait sur les anciennes propriétés de l'abbaye verdunoise.