Au début du XVP siècle, la seigneurie de Gesves était tenue par Jean de Berlaymont, fils de Jean et de Jossine de Juppleu, qui en fit relief le 17 novembre 1505, étant encore en minorité et succédant directement à son aïeul Philippe de Juppleu (1). Gentilhomme de vieille souche, seigneur de Hautepenne, Engis et la Motte d'Awir, il fut échevin de Huy et grand bailli de Hesbaye (2). Malgré les avantages qu'il tenait de la naissance et de la fortune, on ne le voit pas s'élever à la chevalerie. C'est que, à son époque, cette dignité changeait de caractère ; elle n'était plus le couronnement nécessaire de la carrière des armes, mais plutôt un luxe et un décor dispendieux.
Au début du XVP siècle, la seigneurie de Gesves était tenue par Jean de Berlaymont, fils de Jean et de Jossine de Juppleu, qui en fit relief le 17 novembre 1505, étant encore en minorité et succédant directement à son aïeul Philippe de Juppleu (1). Gentilhomme de vieille souche, seigneur de Hautepenne, Engis et la Motte d'Awir, il fut échevin de Huy et grand bailli de Hesbaye (2). Malgré les avantages qu'il tenait de la naissance et de la fortune, on ne le voit pas s'élever à la chevalerie. C'est que, à son époque, cette dignité changeait de caractère ; elle n'était plus le couronnement nécessaire de la carrière des armes, mais plutôt un luxe et un décor dispendieux.
Le 16 avril 1520, il épousa Marie d'Argenteau, issue comme lui d'une des plus nobles maisons du pays de Liège, fille de Jean d'Argenteau, seigneur d'Ochain, grand-bailli du Condroz, et de Marie de Rochelée.
Comme-seigneur de Gesves, la courte carrière de Jean de Berlaymont fut marquée par plusieurs actes importants, qui développèrent encore le régime des ce arrente-ments ». Le 25 septembre 1522, il cédait à un homme de lignage nommé Simon de Spasse la ferme qu'il avait acquise de Jean de Jamagne dit délie Fosse ; le prix de cession consistait en une rente de 24 muids, dont 16 d'epeautre et 8 d'avoine (3). Le 5 mai 1525, il remit, aux enfants d'Antoine de Crupet, moyennant une rente de 15 muids d'épeautre, un charruage sis à Spasse, que leur père avait tenu ; c'était le ce grand charruage de Spasse » ou ce censé délie tour » (4). Le 20 mai de la même année, il fit arrentement à Jean de Bellefroid d'un autre charruage moyennant une rente de 12 muids. Enfin le 27 février 1527, il concéda de même à sage et discrète personne Jean Le Damseau, la ferme dite de pierre avec un ensemble de terres dispersées dans toute la campagne, terres qui étaient occupées auparavant par un simple fermier (5). Comme on le voit, Berlaymont développa encore le procédé de cession à charge de rente, dont Philippe de Juppleu, son aïeul, avait donné l'exemple. Ainsi les parties du domaine seigneurial louées à court terme se réduisirent aux deux terres voisines du château et composant ce qu'on appela la basse-cour.
Constituée par une longue série d'actes divers (donations, acquisitions, cessions à bail et à rente) qui se succédèrent au cours des siècles précédents, la seigneurie de Gesves, au début du XVIe siècle, possédait la consistance qu'elle conserva durant tout l'Ancien Régime. Le compte des recettes qu'elle produisit en 1538-1539, nous en donne une description sommaire, avec chiffres à l'appui (6).
Le seigneur percevait en grains, en argent et en « plumes » les cens et rentes que voici :
A la Saint-Jean, 27 florins, 17 patars, 14 deniers ;
A la Saint-Remy, 38 patars ;
A la Noël, 45 florins, 5 patars, 9 deniers ;
A la Chandeleur, 48 patars, 18 deniers ;
A la Noël, 39 beaux chapons à 3 patars la pièce, 7 laids à 2 patars et un demi-denier pièce, et 4 poules à 18 deniers, faisant au total 6 florins 10 patars 12 deniers (7).
Le premier jour de l'an, tous les masuiers, excepté ceux du lignage, devaient livrer une pouie. Le 1er janvier 1539, 80 manants l'apportèrent, ce qui fait, à 18 deniers la pièce, 3 florins. A la même date, tous les masuiers, y compris ceux de lignage, devaient chacun un denier tournoi du chef de l'extension du bois communal accordée en 1250 : au total 106 tournois.
A la Saint-Remy se percevaient des cens en avoine; les veuves devaient un setier, les manouvriers deux, les laboureurs quatre, excepté les gens de lignage, les tenants de la forge (8), du moulin, de l'hôpital (9), de la taverne et les deux sergents. En 1538, 8 laboureurs, 70 manouvriers et 8 veuves payèrent en tout 22 muids.
Au ler janvier, les manants devaient chacun un setier d'avoine. Mêmes exceptions qu'à la Saint-Remy. Produit total, 9 muids.
A la Saint-André, les cens et rentes dus sur diverses terres donnèrent 45 muids, 2 sêtiers.
Le moulin de Hoyoul.devait, par semaine, cinq sêtiers de farine.
Les cens et rentes en épeautre, sur diverses terres, valaient 127 muids 3 sêtiers.
Outre ces recettes, les biens donnés à bail, savoir les deux charruages dits de la basse-cour (censé du château et censé de Coux) et une ferme à Spasse, valaient par an 84 muids, 1 setier deux tiers d'épeautre. Les trois mêmes biens acquittaient, en avoine, 39 muids, 5 sêtiers un tiers.
Ne figurent pas au compte le produit des bois qui appartenaient en propre au seigneur (300 à 400 bonniers) et la part léonine qu'il possédait dans l'usage des communaux.
Le total est d'environ 350 muids d'avoine, d'épeautre et de farine, et une valeur de 90 florins en cens divers
Quant au château, c'était une forteresse entourée d'eau, munie d'un pont-levis pour le passage des carrosses et chariots, et de plusieurs ce belles et amples » tours qui abritaient des colombiers. Ses murailles, de l'épaisseur de sept pieds, étaient à l'épreuve du canon.
La carrière de Jean de Berlaymont fut courte, disions-nous. Le 27 février 1527, se trouvant au château de Gesves et encore allègre, il fit son testament devant un notaire et deux échevins. Précaution nécessaire, car il n'avait pas d'enfant légitime, et sa succession pouvait être disputée.
Pour sa sépulture, il désigna l'église de Gesves. Il voulut que, chaque semaine, fussent chantées deux grand-messes en la chapelle du château, le mardi en l'honneur de sainte Anne et le vendredi en l'honneur de la Passion. Pour cela, une rente de cinquante muids d'épeautre devait être affectée à l'entretien d'un chapelain et\de deux « petits clercs » attachés au service du château, Le testateur laissa une rente de trois florins pour les frais de la cérémonie de la Cène que ses confrères, les échevins de Huy, faisaient célébrer le Jeudi-Saint en l'église des Frères Mineurs.
Et voici la disposition qui nous intéresse surtout : Berlaymont laissa à son épouse, Marie d'Argenteau, le château de Gesves, la seigneurie et tous les biens et droits qui en dépendaient. A elle appartiendront aussi la seigneurie de Hautepenne et la maison de Huy, avec jardin et vignes.
A sa fille naturelle Marguerite, il donna 300 postulats (10) à condition qu'elle se mariât au gré de sa veuve et se conduisit suivant la direction de celle-ci, « car si elle se gouvernait mal ou autrement qu'une bonne fille », le legs serait annulé.
En bref la veuve sera maîresse de toute la succession et même exécutrice du testament. Se souvenant toutefois que le cardinal Erard de la Marck, Prince-Evêque de Liège, était son parent par Marie de Lummen, femme du second seigneur de Gesves, le testateur supplia ce grand personnage d'aider sa veuve dans cette tâche, et lui adjoignit Gérard de Rochelée, avoué d'Amay, son oncle.
Berlaymont mourut le 7 février 1528 et, le 15 avril suivant, Marie d'Argenteau faisait relief de la seigneurie de Gesves (11). Mais alors s'ouvrit une longue ère de procès, dont les causes apparaissent dans le tableau généalogique ci-contre. Successions collatérales, remariages, toutes les circonstances s'y rencontrent, qui amènent habituellement des conflits d'ordre successoral.
En effet la veuve si généreusement traitée s'empressa de convoler en secondes noces avec Jean Cottereau, baron de Jauche (12). Mais lorsque celui-ci voulut agir en maître des biens légués à sa femme, Georges de Berlaymont, chanoine de Saint-Martin de Liège, frère du seigneur défunt, déclara s'y opposer en vertu du droit féodal et un procès s'ensuivit devant le Conseil provincial de Namur d'abord, le Grand Conseil de Malines ensuite (13).
Durant les longues péripéties de ce procès, Marie d'Argenteau et son second époux continuèrent d'exercer à Gesves tous les droits seigneuriaux : c'est au baron de Jauche que fut rendu le compte de 1538-1539 dont nous avons tiré les renseignements que l'on sait. Toutefois le Conseil de Namur, par une sentence du 5 septembre 1538, reconnut les droits de l'héritier féodal et le Grand Conseil de Malines confirma cette sentence le 27 novembre 1539 (14).
Georges de Berlaymont étant décédé dans l'entre-temps (15), ce fut sa sœur aînée, Josette, veuve de Gilbert de Seraing, qui fit relief de Gesves devant la Cour féodale de Poilvache ; son second mari Michel Brant en fit autant le 28 septembre 1540 (16). Ils furent mis en possession du château et de tout ce qui constituait la seigneurie. Mais le baron de Jauche ne se tint pas pour complètement battu. Alléguant que tout n'était pas féodal dans la terre de Gesves, qu'il s'y trouvait aussi des alleux, auxquels le testament de Jean de Berlaymont était applicable, il intenta un nouveau procès, qui lui valut d'abord d'être remis en possession, par provision, de certains éléments de la seigneurie (17). Succès éphémère d'ailleurs : la sentence définitive, du 6 mars 1595, l'obligea de lâcher prise. Toutes les dépendances de la seigneurie furent tenues pour parties intégrantes d'un seul et même fief (18).
Michel Brant, du chef de sa femme, est qualifié seigneur de Gesves en 1545, notamment lorsque lui fut contesté le droit de chasser et faire chasser, non seulement dans la seigneurie, mais aussi dans les bois et forêts de la prévôté de Poilvache.
L'enquête qui eut lieu à ce sujet montre comment et par quels procédés on usait de ce droit, qui prenait sa source dans l'une des chartes de Jean de Bohême.
Les témoins produits par le seigneur étaient d'anciens serviteurs du château (19), un employé de la vénerie du comte de Namur, des notables de Gesves, anciens maïeurs ou échevins, et le curé. Leurs souvenirs remontaient au-temps de Philippe de Gesves, de sa fille Josette et de son gendre Berlaymont, enfin de Jean de lîerlaymont son petit-fils. Tous avaient vu ces seigneurs chasser et faire chasser leurs gens et familiers, non seulement sur leur terre, mais dans les bois d'Ohey, de Reppe, de Haillot, de Sorinne, d'Arche, de Maillen, de Lustin, île Leignon (20) et y « tendre haies tant à bêtes rousses que noires ». La déposition de Mathieu de Houte mon-frc comment s'organisaient ces chasses : en 1522 (21) ;1 fut requis par Berlaymont d'aller chasser avec ses gens; niais étant occupé à la récolte de l'avoine, il y envoya un domestique; un jour de Saint-Hubert, c'est le chapelain du château qui dirigea la chasse; puis le témoin chassa avec Michel Brant.
Les pouvoirs de Brant expirèrent en 1547, par suite du décès de sa femme; et ce fut alors le fils aîné du premier mariage de celle-ci, Adrien de Seraing, qui recueillit la seigneurie (22). Il ne fit que passer, et son frère Erard lui succéda en 1551 (23). Tous deux furent occupés par de nouveaux procès contre le baron de .lauche, procès qui occupaient encore le Conseil de Na-mur et le Grand Conseil de Malines en 1556 (24). Marie d'Argenteau venait de mourir (octobre 1555) et son second mari prétendait au bénéfice viager de certains cens et rentes, tandis qu'Erard de Seraing défendait aux débiteurs de les lui payer.
La carrière seigneuriale d'Erard dura vingt-trois ans et ramena l'ordre et l'unité dans l'administration de la "seigneurie. Vingt années de contestations judiciaires et d'incertitude avaient créé un tel désordre que le nouveau seigneur dut tout d'abord établir clairement ses droits et faire l'inventaire de ses revenus. Les manants, ne sachant à qui ils devaient payer, avaient pris le parti, aussi avantageux que sage, de ne point payer du tout. Pour en finir, Erard adressa, en 1557, une requête au roi Philippe II qui, l'estimant fondée, donna ordre à un huissier de se transporter dans les paroisses où le seigneur de Gesves avait ses droits et d'y publier, à la grand-messe du dimanche, un commandement à quiconque possédait un bien ou avait une obligation ressortissant de la seigneurie de Gesves, de déclarer ses nom, surnom et biens, ce pour que le seigneur puisse en faire registre et terrier » (25). C'est en suite de ce recensement que nous voyons, à partir de 1561, messire Jean Anseau, d'abord chapelain du château et ensuite curé de Gesves, mettre la main à une comptabilité où apparaissent l'ordre et la précision dont cet homme remarquable donna d'autres preuves. A lui est due la première série de comptes détaillés que possèdent les archives du, château, série qui s'étend de 1561 à 1574.
En même temps qu'il assurait la perception de ses revenus, Erard de Seraing instaura une meilleure police dans la seigneurie, qui en avait grand besoin. Le 8 janvier 1554, devant la population assemblée, il se plaignit du pillage des bois communaux. Une décision fut prise qui réglementa la faculté d'abattre des chênes. Il restreignit celle d'essarter, et la supprima au Grand-Bois; mais il tenta vainement, en 1566, d'étendre cette défense aux lisières et aux petits bois communaux, les manants n'admettant que l'interdiction d'ensemencer un même terrain deux ans de suite. Quelques années plus tard, l'importante question de l'usage des bois-communaux fit l'objet d'un règlement, décrété par le Conseil de Namur, et dont il sera question dans la suite de cette étude (26). Le tracé des chemins n'était pas respecté. Déjà en 1549, Adrien de Seraing, voulant réprimer les abus, demandait à la Cour du Feix, compétente en cette matière, de dire la règle du Comté de Namur touchant la largeur des chemins et cette juridiction de répondre qu'un chemin royal devait avoir 33 pieds de largeur, un chemin « herdawe » 16 pieds, et une « piésente » 8 pieds. A son tour, Erard fit faire une enquête par les rrïaïeur et éche-vins, et constatant que des sentiers étaient ce forclos et totalement annihilés » ordonna aux riverains de les rétablir sous peine d'amende (27). C'est aussi sous Erard de Seraing que les actes de la cour échevinale furent consignés dans des registres (28). Erard de Seraing mourut en 1574 sans héritiers directs, et sa succession soulevant des contestations, la gestion de Gesves fut provisoirement confiée à Hubert d'Anthisnes, seigneur de Sorée, et Evrard de Gesves, seigneur de Skeuvre, en qualité de séquestres. Relevée devant la cour féodale de Poilvache par trois prétendants : Jean de Marneffe, fils d'Ode de Berlay-mont, sœur de Jean; Ottar de Brialmont, époux d'Alde-gonde de Berlaymont, demi-sœur de Jean et Henri de Berlaymont, maïeur de Liège, la seigneurie fut adjugée à Marneffe, comme seul issu de la lignée de Gesves (29).
Famille de propriétaires libres, dont le nom se lit dans des textes très anciens, les Marneffe étaient de ceux que les chartes du XIIe siècle range'nt parmi les liberi ac nobiles, supérieurs dans la hiérarchie nobiliaire à la classe des chevaliers. Mais ils n'avaient jamais dépassé une médiocrité peu dorée, et nous allons les voir à Ges/es sombrer dans l'endettement et la ruine.
Celui qui recueillit la seigneurie, à la mort d'Erard de Seraing, est Jean, fils aîné de Wautier, bourgmestre de Huy, et d'Ode de Berlaymont. Dans l'acte de relief qu'il s'empressa de faire devant la Cour féodale de Poil-vache le 25 septembre 1574, il s'affubla du titre de comte sans nul droit, .mais par allusion à la qualité de francs alleutiers qu'avaient ses ancêtres.
Bien avant son entrée en possession de la terre de Gesves, Marneffe s'était marié avec Jeanne de Dongel-berghe ou Donglebert, dont la famille remontait à l'un des nombreux bâtards de Jean III, duc de Brabant. -Jeanne tiendra, dans l'histoire de Gesves, plus de place que son mari. Celui-ci, dont la carrière fut brusquement interrompue, concéda son droit de pêche pour une redevance de six truites, et autorisa Laurent Bougelet (30) d'ériger, sur le cours du Hoyoux, une usine de foulerie (1577). Il ne jugea pas nécessaire de continuer la comptabilité que le curé Anseau tenait si exactement au temps de son prédécesseur : une lacune interrompt la série de nos comptes de 1574 à 1589.
L'acte le plus important de Jean de Marneffe, et celui qui pesa le plus gravement sur les destinées ultérieures de la seigneurie, est son testament. Il le rédigea à Jambes, devant un notaire, le 7 avril 1581. Il avait été blessé grièvement dans des circonstances qu'on ne dit pas : quelque bagarre ou quelque duel. Sa femme assista et s'associa à ses dispositions. Après avoir désigné l'église de Gesves pour lieu de sépulture, les époux règlent le partage de leurs biens. A leur fils puiné, Wautier, ils attribuent les biens de Marneffe; à Philippe, le cadet, ceux de Bry et d'Abée avec les rentes sur Houte et Spasse; à leur fille Marie, la rente de cinquante muids sur la censé de Pierre et le petit bien de Barbarenne avec sa tour antique; à leur fille Anne, la censé de Coux. Quant au château de Gesves, à ses dépendances et à la seigneurie, l'héritier devait en être Antoine de Marneffe, fils aîné. Toutefois, la jouissance de ces divers legs ne devait être acquise qu'après la mort du dernier survivant des époux testateurs (31). Jean de Marneffe mourut quelques jours plus tard; et le 5 juillet 1581, son fils Antoine faisait relief de la seigneurie de Gesves, tandis que Jeanne de Dongelberghe en relevait l'usufruit (32).
Par ces dispositions, la seigneurie était dépecée, et une matière de discorde introduite dans cette famille composée d'une veuve et de cinq enfants. Bientôt intervint un nouveau partenaire en la personne de Barbe de Druyn de Rosey, fille du seigneur de Ronchinne qui épousa, en 1584, le jeune seigneur de Gesves (33). La paix familiale ne paraît pas y avoir gagné. C'est, en effet, fort peu de temps après l'entrée de cette nouvelle venue qu'éclatèrent les premières hostilités. Antoine de Marneffe, muni de la dot de sa femme, racheta une rente de 84 muids qu'Evrard de Seraing avait constituée sur la seigneurie, et s'empressa d'assigner sa mère en paiement d'un canon arriéré (34). « La chose ne mérite pas procéder entre mère et enfant », répondait le procureur de Jeanne de Dongelberghe, « que la mère et le fils entrent en compte, pour mettre fin à cette dispute ! » ; mais le fils poursuivit (35).
Il était convenu qu'Antoine et sa femme demeureraient à Ronchinne, laissant Gesves à la veuve douairière; mais en 1587, celle-ci quitta le château et s'installa à la censé de Pierre. Voici dans quelles circonstances. Nous savons que, en 1527, Jean de Berlaymont avait cédé à rente cet antique manoir avec une grande étendue de terres. Les héritiers du preneur, Erard de Warnant et Mathieu de Houte, repassèrent le bien à un certain Jean du Monceau, qui se trouvait, à l'époque où nous sommes arrivés, en défaut de payer la rente. Jeanne de Dongel-berghe l'assigna, comme usufruitière, puis se fit céder la propriété par une transaction signée en 1587 (36). C'est là qu'elle prit sa résidence; une échancrure en forme d'écusson, que l'on voit encore dans le linteau de la porte, contenait ses armoiries.
Retirée dans cette demeure paysanne, la douairière percevait la plus grande partie des revenus de la terre de Gesves, notamment le produit des fermes. En 1602 les «visiteurs » des villages du comté de Namur l'y trouvèrent, et inscrivirent à son actif les censés de Pierre, de Coux, d'A-Rieux, du Château et des terres à Spasse, tandis que son fils Antoine était recensé pour le château, quelques prairies et terres labourables et les bois (37).
Cependant, la mort avait frappé deux des enfants de Jean de Marneffe, Wautier et Anne, et donné lieu à l'application d'une clause du testament de 1581, selon laquelle les deux fils puînés et les deux filles devaient hériter l'un de l'autre, en cas de décès sans enfants. Des contestations surgirent, suivies de transactions ; mais surtout l'intervention de la douairière favorisa son fils cadet, Philippe de Marneffe, qui résidait à Sorinne-la-Longue avec Anne de Halloy, son épouse.
Les préférences de Jeanne de Dongelberghe allaient à ce fils ce pour les bons, fidèles et agréables services à elle faits », Elle lui donna, lors de son mariage, les rentes sur Houte et sur les biens des Warnant, un char-ruage à Spasse, enfin l'importante censé de Pierre, dont
elle se réservait l'usufruit. En 1612, elle signait une déclaration interprétative du testament conjonctif, en vue d'attribuer à Philippe la succession de son frère Wautier. En 1616, ayant hérité des biens de sa fille Anne, elle en fit encore cadeau à ce fils préféré (38).
Le 17 juillet 1614, c'est-à-dire plusieurs années avant sa fin, elle avait fait un nouveau testament devant le curé et le maïeur de Gesves, aux termes duquel tous ses biens mobiliers devaient appartenir à Philippe, qu'elle instituait son héritier universel. Ainsi se prolongea le démembrement de la seigneurie.
A l'ouverture de ce testament, qui eut lieu en mars 1620 (39), on ne vit pas assister Antoine de Marneffe, seigneur de Gesves, car il avait précédé sa mère dans la lombe. Seigneur d'une terre grevée d'usufruit, son rôle s'y borna aux actes de juridiction. On le voit, en 1596, poursuivre des charpentiers qui s'étaient approvisionnés dans le bois communal. En 1609, il autorisa François de Houte à détourner le ruisseau de Wagnée devant sa maison. Un droit dont il usait à l'aise était celui de chasser : or, le privilège très étendu, que Jean de Bohême avait accordé au seigneur de Gesves, irritait les fonctionnaires des forêts. En 1602, une contravention fut dressée à charge d'Antoine et de plusieurs de ses manants qui avaient fait une haie pour chasser aux sangliers dans le bois de Hanway, qui appartenait au souverain; mais les magistrats du bailliage l'écartèrent sur l'exhibition que fit Marneffe de la charte de 1339 (40).
Au temps d'Antoine de Marneffe, l'a comptabilité des recettes fut soigneusement tenue de 1589 à 1611.
Ce seigneur laissa trois enfants : Herman-Antoine, son héritier féodal ; Marie, femme de René de Mozet,et Anne, épouse de Herman de Jamblinne. Leur mère, Barbe de Rosey, était usufruitière des biens de son mari ; et comme l'aïeule, Jeanne de Donglebert, vivait encore, on peut juger de la complication.
Le 30 octobre 1617, Herman-Antoine fit relief de ce qui restait de la seigneurie (41). L'énumération des biens et droits qui la composaient à cette époque de décadence, forme encore un ensemble imposant : haute, moyenne et basse justice, maison et château-fort avec fossés et viviers, beaux jardins, censé et basse court; plusieurs hameaux dont les habitants paient des cens et rentes et doivent se présenter trois fois l'an aux plaids généraux, sous peine d'amende; la seigneurie foncière de Crupet M Ohey avec cent manants payant des redevances; trente honniers de prairies autour du château traversées par un ruisseau à truites, écrevisses et autres poissons; cent et (rente bonniers de terre labourable; cinq cents bonniers de bois ; le pâturage dans les bois communaux qui s'étendent sur 1.800 bonniers, où jadis on nourrissait mille porcs; les tailles de la Saint-Rémi et du jour de l'an; des rentes foncières qui valent 227 florins, plus 57 muids d'épeautre et 32 poulets ; encore 30 muids à Ohey et 13 à Hoyoul, donc une centaine en tout; un moulin banal rapportant six setiers de mouture par semaine ; la pêche sur tout le territoire de la seigneurie, soit plus de quatre lieues; la chasse dans tous les bois de la prévôté de Poil-vache, avec droit de suite jusqu'à la Meuse; enfin l'af-forage du vin et le monopole de la bière (42).
Fort bien; mais en même temps qu'il faisait ce pompeux étalage de ses droits, le nouveau seigneur s'engageait dans des contrats hypothécaires qui, en trois ans, allaient grever la seigneurie d'une charge annuelle de 1.700 florins (43). Nous savons d'ailleurs que, depuis longtemps, les taxes, les passages de troupes et la dépopulation réduisaient le produit du domaine. Obéré comme il était, il ne restait à Herman-Antoine qu'un moyen d'échapper à la ruine : faire un mariage riche; il le tenta. Le 14 mars 1623, des conventions matrimoniales furent conclues entre le seigneur de Gesves et la demoiselle Elisabeth Maes, fille de Jean, seigneur de Canterroide, Mortzele, Edegem et autres lieux, orpheline de mère et gratifiée par son aïeule de deux fermes, l'une de soixante et l'autre de vingt bonniers. Le père de la fiancée s'engageait — ô bonheur — à verser vingt mille florins en mains du futur époux « pour décharger aucunes rentes dont les biens d'icelui seigneur de Gesves sont chargés » (44).
C'était la solution des difficultés que l'on sait, si le contrat avait reçu exécution. Mais les vingt mille florins ne furent pas versés. Se voyant ainsi « pipé et trompé », le malheureux Herman-Antoine éprouva une telle déception qu'il en mourut quinze jours après son mariage. Il laissait un-passif hypothécaire de 5.000 florins de rente avec trois ou quatre années d'arrérages et 6.000 florins de dettes personnelles. Et le contrat de mariage, qui aurait dû tout sauver, ajoutait à ce passif le droit de la veuve à un douaire de 1.500 florins par an (45).
La seigneurie de Gesves, écrasée sous un tel fardeau, échut suivant la coutume féodale à Marie de Marneffe, sœur aînée d'Herman-Antoine, femme de René de Mo'zet, seigneur de Skeuvre. Ces époux firent relief devant la Cour de Poilvache le 2 juin 1623 (46).
René de Mozet, seigneur de Skeuvre et de Ramelot, chambellan héréditaire du comte de Namur, descendait d'une branche de la maison de Hemricourt établie au XIVe siècle dans le comté de Namur sous le nom de Boseau de Mozet et honorée de fonctions importantes. Sa mère, Catherine-Antoinette de Gesves, dame de Skeuvre, était la dernière héritière de Bolland-Gesves, troisième fils d'Evrard. Le couple unissait donc le sang des deux branches issues du premier seigneur et, avec lui, la famille quittera Gesves.
Les créanciers ne laissèrent pas longtemps le ménage en repos. D'abord Herman de Jamblinne, mari d'Anne de Marneffe, réclama une rente de 300 florins promise dans son contrat de mariage ; Isabelle Macs exigea son douaire, qui fut converti en une rente de 600 florins (47). Puis ce fut le bataillon des créanciers étrangers. A ceux-ci, René de Mozet et sa femme offrirent l'usufruit de tous
les biens de la succession, qui valaient annuellement quelque mille patacons (3.000 livres). Faute d'accord, les expédients continuèrent.
Sur ces entrefaites (juin 1628), trépassa sans postérité l'oncle Philippe de Marneffe, qui possédait, nous l'avons dit plus haut, une portion importante du domaine agricole de. Gesves, savoir les censés de Coux et de Pierre. 11 pouvait en résulter un accroissement de valeur pour la seigneurie. Malheureusement, la censé de Coux était grevée d'usufruit au profit de la veuve, et d'une rente de 50 florins au profit de Guillaume Cervelle, neveu du défunt. Quant à la censé de Pierre, elle passa aux Jamblinne. René de Mozet réclama le tout comme partie intégrante du fief, ce qui fit un procès de plus (48).
Et les constitutions de rentes continuaient, seul moyen de faire face aux besoins urgents. En 1627, cent cinquante florins, en 1628 deux cents, en 1629 sept cents, en 1630 deux cents, autant en 1631, en 1632 deux cent.cinquante, en 1634 cent trente-cinq, en 1635 cinq cent soixante-cinq, en 1636 cent, en 1637 mille vingt-cinq, en 1638 trois cents, en 1640 mille, en 1641 deux cent quatre-vingt. Entretemps, des procédures et des saisies montraient que, devant les fréquents défauts, les créanciers se lassaient. Les meubles du seigneur étaient au Mont-de-Piété, et à ses propres dettes s'ajoutaient déjà celles que contractait son fils (49).
L'entretien des bâtiments se ressentait de cette détresse financière. A la ferme de Coux, .Jeanne de Dongel-berghe avait fait construire des étables et une grange ; mais ces bâtiments n'étant pas utilisés, on les laissa tomber en ruine, et le bois qui s'y trouvait fut brûlé.
Bref, la situation était désespérée et ne pouvait finir que par la vente du domaine. C'est alors qu'intervint Jean de Fumai, fils d'une Marneffe et cousin du ménage Mozet (50). Déjà il avait aidé celui-ci par des prêts d'argent, comme beaucoup d'autres, mais il le servit mieux encore dans la circonstance que voici. En 1637, il avait cédé son rang hypothécaire à concurrence de 400 florins de rente pour permettre au malheureux seigneur de Gesves de contracter un nouvel emprunt gagé sur tous ses biens. Ceux-ci étaient couverts d'hypothèques à une telle hauteur que, sans le sacrifice consenti par Fumai, personne ne les eut pris en gage d'un nouveau prêt. Mais dès lors, créancier inquiet en même temps que serviable parent, Jean de Fumai se mit en quête d'un acheteur de la seigneurie. Pour faciliter sa tâche d'intermédiaire, les propriétaires aux abois la lui vendirent le 17 janvier 1642, « pour son command, qu'il trouvera en temps et lieu » (51).
Ainsi, après plus de trois siècles de transmission héréditaire, Gesves échappait à la descendance d'Evrard de Bolland et de Julienne de Gesves. On regretta les derniers représentants de cette longue lignée seigneuriale, car, en dépit de leurs tribulations et de l'humeur morose qu'ils en éprouvaient, peut-être parce que leur pauvreté les rapprochait des humbles, ils se mêlaient intimement à la vie des familles paysannes. Le registre paroissial des baptêmes, mariages et décès le démontre éloquemment. En 1627, Marie de Marneffe tint quatre enfants sur les fonts baptismaux ; et tous les ans on la trouve inscrite comme marraine, jusqu'à son départ en 1642, année où elle le fut encore trois fois. Elle assistait aussi à des mariages. Il arriva que son mari se mêla à ces fêtes de famille (52), et parfois leurs enfants furent parrains et marraines d'enfants du peuple. Eux disparus, on ne retrouvera plus ces relations familières entre le château et la population.