Chapitre II
Description de l'abbaye
Au jour de la fondation de Grandpré, écrit Dom Canivez (1), tout ce coin de terre était d'aspect sauvage, mais la ténacité des moines le transforma en une riche vallée.
Il serait téméraire de penser que l'abbaye qu'ils construisirent revêtit l'ampleur et le faste de l'abbaye-mère de Villers, ou de celle des Prémontrés de Floreffe. Il n'empêche que les religieux de Grandpré, ayant habité Villers, avaient un modèle dont ils pouvaient s'inspirer.
Un recueil intitulé « Les Beautés du pays de Namur » exécuté par les ordres du Duc de Croy, à la fin du 16e siècle (2), contient une planche représentant l'abbaye de Grandpré telle que les artistes l'ont vue à cette époque ; elle montre un édifice très grand, assez prestigieux, qui devait retenir l'attention des habitants et des visiteurs du temps.
Grammaye, lui aussi, a tracé, en 1608, une gravure de l'abbaye.
Saumery, dans « Les Délices du pays de Liège et de la Comté de Namur », publia, en 1744, une gravure de l'abbaye, plus simple de lignes que celle du Duc de Croy; et il enrobe cette gravure d'une description minutieuse du monastère, description que d'aucuns peuvent trouver un peu pompeuse et fantaisiste ; mais les relevés que l'on pourrait faire et que l'on fait, des abbayes actuelles, qui ont échappé à la Révolution française ou ont été restaurées, ne pourraient-ils pas témoigner de la splendeur qui les anima ?
Si les documents photographiques sont différents, c'est parce que, vers 1740 les Hollandais pillèrent l'abbaye, enfoncèrent les portes à coups de ruades de leurs chevaux, brisèrent les cloches, chassèrent les religieux, et mirent à sac l'abbaye ; celle-ci subit une transformation importante en 1771.
Nous ne résistons pas au plaisir de transcrire les pages de Saumery :
" Cette abbaie est située dans une belle vallée où coule le Hoyoul. Ce ruisseau qui baigne les murs de l'abbaie, fourni aussi ses eaux à un moulin a farine et un a huile ; aussi a deux machines dont l'une polit le marbre et l'autre scie les arbres pour les convertir en planches.
» Ce ruisseau, sur un espace d'une lieue, fait tourner plusieurs moulins à farine, d'autres moulins à tirer le fil d'archal, à battre le cuivre, à laminer le plomb ; à polir le marbre et la pierre, à platiner le fer et à faire travailler cinq ou six forges.
» C'est un très beau monastère. On y entre par une grande porte cochère perçant un gros donjon. L'hôtel abbatial est d'un très beau style moderne. Le jardin est superbe, on y trouve un beau jet d'eau. Le monastère possède une belle bibliothèque remplie d'une quantité de bons livres.
» L'église, longue de 180 pieds, sur une largeur proportionnée, est composée d'une grande nef et de deux ailes proprement voûtées. Elle tire un grand jour de plusieurs beaux vitraux placés avec beaucoup d'ordre. Une grille en fer, chargée d'une quantité d'ouvrages et posée entre deux autels, sépare le chœur de la nef, qui est encore coupée au milieu d'une plus grande grille à cinq panneaux, soutenus par quatre colonnes de marbre jaspé d'ordre toscan, qui portent chacune une figure ; elle est continuée sous les ailes, qu'elle partage comme la nef.
» Le chœur est pavé de marbre noir et jaspé, et le boisage, qui est d'une délicate menuiserie, est continué jusqu'au sanctuaire, où il est rehaussé par douze pilastres d'ordre corinthien, qui soutiennent une magnifique corniche qui règne à l'entour. Entre les pilastres, sont douze tableaux sortis des mains des meilleurs maîtres. Le pavé est de beau marbre de Saint-Remy. Celui du sanctuaire est élevé au-dessus de celui du chœur de quatre degrés saillans en contour, de marbre noir poli.
» Le grand autel est un beau corps d'architecture dont le massif est à deux rangs de piédestaux, qui soutiennent quatre colonnes d'ordre composite, entre lesquelles sont placées les figures de Saint-Benoît et de Saint-Bernard. Le milieu de cet ouvrage est rempli d'un tableau qui représente la Cène de Jésus-Christ. Le tabernacle, qui est d'un beau travail, est placé entre deux figures d'hommes, qui représentent la Foi et l'Espérance.
» Ce bel ouvrage est terminé par un double couronnement, d'un desquels descend une colombe raïonnée avec un ange au-dessous, qui sonne de la trompette. Le tout est surmonté d'un triangle environné de raïons, symbole ordinaire de la Sainte Trinité.
» Le boisage du sanctuaire est terminé de deux côtés par deux piédestaux où sont placées les figures de deux Evangélistes. Elles répondent aux deux autres posées sur les deux piédestaux qui terminent k chœur du côté du sanctuaire.
» Deux autels uniformes, placés dans les deux branches du croison font face aux deux ailes de la nef. Ils sont ornés de quatre colonnes torses d'ordre composite, et rehaussés de quantité d'ornements de la plus riche sculpture.
» On remarque au fond de l'église une magnifique fenêtre en rosette qui donne un très grand jour. Les orgues toutes neuves et des plus belles sont placées sur une tribune contournée, soutenue par six colonnes d'ordre dorique et garnie d'une balustrade très propre. On peut dire que cette église est une des mieux organisées et des plus riantes du pays.
» Le clocher, qui s'élève au milieu de l'église, est à quatre étages, séparés par de belles corniches. Il est terminé par un dôme octogone surmonté d'une flèche et contourné de plusieurs médaillons.
» L'église est suivie d'un cloître, formant un carré exact, dont chaque galerie est ornée d'une double colonnade de pilastres d'ordre toscan, entre lesquels sont des vitraux à pleins cintres : le pavé est de marbre noir. » (3)
Caillot (4) dépeint le cadre qu'a embelli la construction de l'abbaye.
Il écrit :" cette abbaye est bâtie dans un agréable vallon, dont les deux issues conduisent la vue sur des paysages variés. Les deux chaines de collines, garnies de vergers et de terres labourables sur leurs croupes, qui côtoient les prairies où elle est située, sont couvertes de quantité de bois, et un gros ruisseau, nommé Hoyoul (aujourd'hui le Samson) qui en arrose le terrain, et après en avoir baigné les murs, fournit ses eaux à des moulins à farine et à huile, aussi bien qu'à deux machines dont l'une polit le marbre, et l'autre scie des arbres pour les convertir en planches. De là, il coule tranquillement dans de vastes prairies, qui d'un côté, forment un quarré long entre des collines également écartées puis se rejoignent presque d'une manière insensible, permettent à l'oeil une charmante perspective, sur des lointains qui se confondent peu à peu avec l'horizon... Ce monastère est d'une architecture moderne, dont les bâtiments sont assez bien distribués. (5)
Deux étangs alimentés par un ru qui se jette dans le Samson, en aval et à l'ouest de l'abbaye, fournissaient le poisson aux religieux, (6) Ces étangs ont été combles depuis longtemps.
Abbaye de Grandpré,en 1601.Bibl. Nat. de Paris. — Est. Vg. 76, in fol. p. 6 (recto).
(1) O. c., p. 313.
(2) Ce recueil est conservé au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale de Paris.
D'après Grammaye, 1608.
Le tilleul séculaire de Grandpré.
(3) On pouvait voir autrefois dans l'église du monastère de Grandpré, la pierre tumulaire de Jean de Paulx. L'inscription était ainsi conçue :
« Chy. gist. Johans-escuwier. jadis, chastellain, de. Plorines" sire. de. Fas. de. Jambelleine. et. de. Many. qui. trespassat. l'an, délie. (Incarnation) M. CC. LXXXII. li. jours Saint-Mathi. »
Sur la dalle, éait représenté « un homme armé, portant des bannières aux épaules, et un écu armorié, à côté, le blason aux armes de Beaufort. » (Chanoine Roland, l'illustre famille noble de Faux.)
(4) Gaillot : Histoire générale ecclésiastique et civile de la ville et province de Namur, T. IV, pp. 226 et 227.
Lith. roy. de la Vve Degobert, Bruxelles. Restes de l'ancienne abbaye de Grandpré, commune de Mozet, canton d'Andenne.
(5) Pirot, o. c., p. 147. L'auteur chante, dans la langue du terroir, la poésie et la beauté du ruisseau de l'abbaye : « Nune pau au monde, i gn'a on pu bia ri qui l'ci dTAbie. Ci ri là a bin des noms : ri d'Prancesse, ousse qu'il apotche fou d'terre, li ri dTHîmée (Hapniée), li ri d'Djêfe, li ri dèl Vau, li Grand Ri, li ri d'I'Abie, li ri d'Mozè, li ri d'Sanson. Tôt l'monde èl vou oyu, tôt l'monde èl réclame. Mins, por mi, c'est l'ri d'I'Abie tôt court, et rin d'ôte... »
Photo E. Roumont. Le moulin, le stordoir, la ferme et le portail. Etat actuel de l'abbaye.
(6) Nous avons trouvé, dans la liasse 21 des archives de Grandpré (1794), ce « secret pour prendre les truites : huile d'aspic pour 2 sols, huile Delpierre pour 2 sols, huile d'Hérode 5 gouttes et huile de marjolaine 3 gouttes. »