Les Alleutiers
L'institution de la seigneurie de Gesves relégua an second plan les propriétaires libres qui, durant les dernières années du XIIIe siècle et les premières du XIV", constituaient l'aristocratie locale. Cette classe survécut cependant, du moins en partie, à l'avènement d'un seigneur et à la politique de concentration foncière que pratiqua la famille seigneuriale.
CHAPITRE VII
Les Alleutiers
L'institution de la seigneurie de Gesves relégua an second plan les propriétaires libres qui, durant les dernières années du XIIIe siècle et les premières du XIV", constituaient l'aristocratie locale. Cette classe survécut cependant, du moins en partie, à l'avènement d'un seigneur et à la politique de concentration foncière que pratiqua la famille seigneuriale.
Nous avons vu que, parmi les branches de l'ancien lignage de Gesves, il en est une qui fut complètement évincée ; c'est celle dont le seigneur Nicolas de la Fontaine avait été le personnage le plus représentatif. Tous ses biens furent absorbés par le domaine seigneurial.
La seconde branche du lignage, dite délie Fosac, résista mieux. On sait que, avant 1372, Massart délie Fosse avait aliéné 14 bonniers de terres censales, soit la quasi-totalité des biens de cette nature qu'il possédait ; et l'on peut présumer que certaines parcelles d'alleux eurent le même sort. Toutefois, en 1383, Francolet délie Fosse, fils de Lambert, est cité parmi les hommes allodiaux de Gesves et tient encore l'office héréditaire de marguillier. Lambert, fils de Francolet, témoin à l'approbation de lignage de 1418, siégeait comme échevin en 1430. Un autre Lambert délie Fosse eut la même qualité de 1461 à 1495 (Vf. A la fin du XVe siècle, les biens dits délie Fosse, éparpillés dans la campagne de Gesves, formaient encore un total respectable. Et cette branche du vieux lignage gardait ses deux habitations : l'une sous l'église, à mi-côte, affectée à la résidence du marguillier ou clerc; l'autre, en fosse, c'est-à-dire dans la section la plus étroite de la vallée .
Les terres de Hourt ou de Houte — comme on les appela dans le courant du XVe siècle, en adaptant l'écriture à la prononciation — à peine entamées par les acquisitions de Julienne de Gesves, furent transmises sans démembrement dans la descendance de Nicolas de Hourt, leur premier propriétaire (+ avant 1329). Elles étaient en grande partie allodiales, provenant des plus récents défrichements. Après Massart et Herman de Hourt, qui vivaient en 1330-1334, nous voyons Jean (+ avant 1372) et son fils Jean dit Hannekin, qui fut homme allodial (1383), échevin (1387) et maître de la forge dont il sera question plus loin. Hannekin fut père de Massart de Houte, dont la citation comme témoin au jugement d'approbation de lignage de 1418 atteste l'origine. Après celui-ci le petit domaine fut possédé en indivision par deux frères : Noël et Rennewart, qui vécurent jusqu'à la fin du XVe siècle.
C'est au cours de leur existence que la terre de Houte fut déchue de son caractère allodial parce que grevée de rentes. D'autre part, Noël et Rennewart se trouvant au 7e degré de descendance par rapport au chevalier Warnier du Cellier, les privilèges de lignage s'éteignirent en leurs personnes. Ainsi, tant au point de vue de son statut personnel que de la nature de ses biens, cette famille perdit alors son rang privilégié. Toutefois, gardant intact son domaine et le transmettant d'aîné en aîné, elle se maintiendra dans la classe des propriétaires vivant sur leurs biens.
Le territoire de Hoyoul demeura séparé du domaine seigneurial et constitua, à partir du XIIIe siècle, une unité agricole qui subsiste encore de nos jours.
Héritage de Pierre de Gesves le prévôt, ce bien passa à Philippe dit de Hoyoul et aux enfants de celui-ci qui, dans la période de 1329-1334, affermaient la dîme de ce secteur alternativement avec Massart de Hourt. Le dernier de cette famille fut Jean de Hoyoul, que l'on voit encore tenir à bail la dîme de Hoyoul en 1365. Quelques années plus tard Hubert Depré, héritier d'une partie des biens de Hoyoul, s'efforça de regrouper les portions du domaine tombées en diverses mains ; en 1383,, il acquit pour une rente de 22 muids d'épeautre, celles que Beaudouin de Juppleu tenait de sa femme (9) ; en 1387 il se fit mettre en possession, à titre de parent, des parcelles saisies sur Jean de Sorinnes, fils du chevalier Renier (10). Il résidait à Hoyoul-la-Ville, siège de l'exploitation. Mais la destinée de cette propriété était de passer d'une famille à une autre. En 1415, probablement à la suite d'une saisie, Yolande de Gesves et son fils Philippe en firent un nouvel arrentement, pour 14 muids annuellement, au profit de Pasquet délie Fosse, issu de la famille que nous connaissons. A Pasquet succéda son gendre Gautier, fils de l'hôte du Cerf à Ciney, qui était échevin de Gesves en 1461. Après Gautier, son fils Thomas tint la terre de Hoyoul jusqu'à la fin du XVe siècle. A travers ces vicissitudes, l'unité agricole constituée par Hubert Depré en 1383 ne subit pas de morcellement ; plus tard, on la verra passer encore en de nouvelles mains, tout en gardant sa consistance primitive, qu'elle possède encore aujourd'hui.
Dans le ressort de la Cour foncière de l'abbaye de Grandpré, nous trouvons au XIVe siècle deux propriétés attribuées aux deux branches de la famille seigneuriale de Gesves. L'une appartenait à la branche aînée ; en 1442, Jean-Burequin de Juppleu, qui la possédait, y joignit la moitié d'une autre ferme qu'il acquit de l'abbaye de Grandpré, et ensuite la céda par arrentement (13). L'autre échut à Henri de Gesves troisième fils d'Evrard de Bolland et de Julienne, qui la mit dans la dot de sa fille Jeanne, mariée avec Jean Bonnant ; plusieurs générations issues de ce mariage la possédèrent, et le nom de Bonnant y resta longtemps attaché . Ces deux propriétés étaient les plus rapprochées du centre de Gesves.
Quant au surplus de ce territoire, il fut, semble-t-il, très morcelé durant les premiers siècles du moyen-âge et regroupé, vers le milieu du XIV, par deux familles que l'on voit représentées dans la cour allodiale de Gesves en 1383, les Jamagne et les Le Bidart.
La famille de Jamagne, originaire de Marchin où elle possédait une seigneurie, jeta un rameau à Gesves dans le courant du XIVe siècle. Le Miroir des Nobles de Hesbaye cite « un homme d'honneur nommé Rigaud de Jamagne » qui épousa damoiselle Agnès, fille de Jean seigneur de Ramelot et de Catherine de Modave, issue en ligne féminine des avoués de Huy. Jean de Jamagne, échevin de la cour de l'abbaye de Grandpré en 1365, maire de Gesves en 1381, et de la cour allodiale en 1383, eut pour femme Marie de Mozet, fille d'Arnoul de Hemricourt dit Bozeau de Mozet, chevalier et bailli de Namur; cette alliance valut à ses descendants la qualité de gens de lignage. On voit ensuite se succéder Rigaud de Jamagne, cité en 1410, 1420, échevin de Gesves et de la Cour de Grandpré en 1430 et 1442 et son fils, appelé Henri Colongne, échevin en 1446, 1461, 1467, 1473. Le sceau de ce dernier, dessiné par Lefort, portait une fasce chargée de deux annelets, au franc-quartier a un peigne. Ensuite la famille se divise en plusieurs branches. L'aîné, Adam-Cologne, propriétaire à Reppe, eut un fils qui se fit reconnaître de lignage en 1509 , et un autre, Lambert délie Fosse ou de Reppe, qui occupa et transmit à ses descendants une ferme à Spasse. Un autre fils de Henri-Cologne s'appela Jean-Rigaud de Jamagne, fut échevin de Gesves de 1470 à 1495, maire de Sorée en 1487 ; nous l'avons vu en 1482 occuper l'ancienne ferme Bonnant.
Le tableau généalogique ci-après précise les données que nous possédons sur cette lignée de gentilshommes campagnards.
Une autre, famille d'alleutiers est celle des Le Bidart. Nicolas Le Bidart de Spasse était échevin de la Cour de l'abbaye de Grandpré dite de Spinoit en 1365 et 1369, homme allodial en 1383, échevin de Gesves à cette date ainsi qu'en 1387 et 1393. Evrard Le Bidart était échevin de Gesves en 1432 ; Jean Le Bidart, échevin de Spinoit en 1442 et de Wallay en 1445. Les biens de ce dernier furent acquis par l'abbaye de Grandpré avant 1466. C'est pourquoi l'obituaire paroissial de Gesves fait mention de rentes hypothéquées sur une ferme de l'abbaye de Grandpré à Spasse pour frais des obits de Nicolas Le Bidart et de Damide sa femme, ainsi que d'Evrard de Spasse, qui n'est autre qu'Evrard Le Bidart cité plus haut.
Enfin dans le ressort de la Cour seigneuriale de Grandpré, s'étendait le domaine agricole de Francesse qui, de son origine féodale, conservait deux signes caractéristiques : les ruines d'un château et une franche taverne. Après la cession du fief à l'abbaye de Grandpré, les propriétaires de ce bien ne furent plus que censitaires.
Toutefois leur condition sociale est comparable à celle des alleutiers. En 1365 et 1369, Anseau de Francesse était maire de la cour de l'abbaye de Grandpré et en 1372 ce damoiselle » Colette de Francesse est inscrite au rentier de la collégiale Saint-Pierre pour trois journaux qu'elle tenait en Saint-Pire-vaux. Pierre de Francesse était maire de Gesves en 1432 ; de même qu'Anseau, on le surnommait l'hoste à cause de la taverne dont il était propriétaire. Ensuite nous trouvons Philippe de Francesse maire de Gesves en 1461-1468 ; Pierre échevin en 1487; Jean en 1501.
Les biens de Francesse, qui étaient considérables, s'étendaient en partie sur Sorée ; aucune parcelle n'en fut incorporée dans le domaine seigneurial. La famille de Francesse avait aussi des propriétés à Havelange ; elle s'allia aux familles nobles de Naninne, de Frères, de Mont-lez-Gramptinne, de Crupet.
Ainsi que nous venons de le constater, ces quelques familles conservèrent, jusqu'à la fin du moyen-âge, une situation privilégiée à raison, soit du caractère allodial de leurs biens, soit de leur qualité de gens de lignage, soit simplement de l'étendue de leurs terres. Cependant au cours du XVe siècle, ces avantages s'amoindrirent. Tour à tour, sous la pression de besoins d'argent, les biens furent grevés de rentes ; puis le septième degré de lignage fut atteint et le privilège de naissance périmé; enfin ces petits domaines se fractionnèrent. Nous suivrons cette évolution dans la seconde partie de notre étude.