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1 Le monachisme avant Cîteaux
1.1 Aux origines
Le monachisme apparaît très rapidement dans l'histoire du Christianisme : on a connaissance de moines ayant vécu au IIIe siècle dans les déserts égyptiens. Ce n'est pourtant pas un phénomène propre à la religion chrétienne. Les manuscrits retrouvés récemment à Kumran (que l'on appelle plus communément les manuscrits de la mer Morte) indiquent que cette recherche exigeante de spiritualité existait également dans la religion juive préchrétienne. Le principe gouvernant de cette attitude de repli est l'idée qu'on ne peut rencontrer Dieu que loin des agitations du monde, que cette relation doit être personnelle, exclusive, intense à l'image des Apôtres du Christ.
Le mot monachisme vient du grec monakhos qui signifie « solitaire ». Les moines suscitent cependant un tel engouement populaire qu'il devient rapidement de plus en plus difficile de respecter l'engagement initial. L'exemple le plus connu est Antoine dont l'évêque d'Alexandrie Athanase a écrit la Vie au IVe siècle et dont les « exploits » (la résistance aux tentations, les jeûnes, les privations) sont populaires à travers tout l'Orient. Attirées par les pouvoirs prêtés aux moines en raison de leur relation particulière avec Dieu, les populations environnantes affluent dans l'espoir d'une guérison d'un malade ou d'un possédé. Parmi eux, certains décident de se placer sous leur direction spirituelle. C'est ainsi que se constituent les premières communautés, régies par des règles diverses mais toutes marquées par un principe fondamental que l'on retrouvera beaucoup plus tard dans le cénobitisme (la vie en communauté) occidental : l'obéissance au supérieur hiérarchique.
Les communautés sont appelées à se développer. Les premiers chrétiens considéraient que le baptême conduisait naturellement à la sainteté et à la perfection. Après la conversion officielle de l'Empire romain au christianisme en 391-392, beaucoup, par opportunisme, adoptent la nouvelle religion pour maintenir leur rang dans la société ou pour faire carrière. En réaction contre cette façon superficielle et peu sincère d'être chrétien, ceux qui estiment avoir véritablement la foi aspirent au retrait d'un monde corrompu, mauvais, lieu de débauche et d'immoralité qui continue à vivre comme avant.
En Occident, les premiers monastères sont fondés en Gaule à la fin du IVe siècle. Le monachisme s'impose peu à peu par le biais d'une large diffusion de récits qui seront recopiés dans les monastères jusqu'à la fin du Moyen Age. Les Collations, textes orientaux traduits en latin par Cassien, Les Dialogues du pape Grégoire Le Grand notamment, vont assurer la propagation du monachisme en Europe.
Chaque monastère développe son mode de vie propre et n'entretient que très peu de relations avec les autres communautés. Le besoin s'impose rapidement d'édicter un code de comportement afin de régir la vie en commun des moines, pour définir ce qui est communautaire et ce qui est personnel, la place à accorder au travail et celle à la prière, etc. Les règles monastiques prolifèrent. De ces règles multiples, l'une triomphe : celle de saint Benoît.
1.2 La règle de saint Benoît
Au début du VIe siècle, Benoît de Nursie choisit de quitter Rome et de s'exiler dans les Appenins où il fonde le monastère de Mont-Cassin vers 530. La règle qu'il propose est modérée, peu exigeante, réaliste et loin des outrances orientales. Inspirée d'un texte plus ancien connu sous le nom de Règle du maître , texte considérablement abrégé, elle constitue selon les termes de saint Benoît « une petite règle pour les débutants ». Saint Benoît, qui a conscience d'une décadence de la vie monastique, considère que l'âge d'or, l'époque des « pères du désert » appartient au passé. Il a conscience que l'anachorétisme (la vie solitaire) ne convient qu'à des âmes d'élite même si elle reste « l'au-delà glorieux et souhaitable du cénobitisme ». Il introduit, à côté de la relation de maître à disciple, une relation horizontale fondée sur la charité entre les frères. C'est ce qui explique son succès : elle est adaptée aux faiblesses et aux capacités des hommes et ne prétend pas faire des moines des êtres d'exception.
Le texte est divisé en soixante-treize chapitres précédés du prologue « Ecoute, ô mon fils, les préceptes du maître et incline l'oreille de ton coeur ». Les sujets abordés peuvent être regroupés en trois catégories distinctes : les règles d'accession à la sainteté (par le silence, l'obéissance et l'humilité), la vie quotidienne (le temps du moine se partage entre le travail manuel, la prière et la lectio divina, la lecture de la Bible et des textes sacrés) et enfin la discipline communautaire (les pénitences à infliger, les interdictions et notamment celle de la propriété privée, la façon de diriger le monastère).
Le caractère mesuré et équilibré de la règle ne suffit pas à expliquer le ralliement de la quasi totalité des monastères d'Occident à un texte écrit à l'origine pour trois monastères italiens de taille modeste. Les appuis extérieurs reçus au cours des siècles de la part des autorités ecclésiastiques et laïques ont été en la matière déterminants. Le pape Grégoire le Grand, auteur vers 600 d'une Vie de saint Benoît dans laquelle il fait l'éloge de la règle et de son auteur (dans la tradition hagiographique du christianisme), est à l'origine de la christianisation de l'Angleterre où le succès du texte est immédiat. La conversion de la Germanie par des moines anglo-saxons puis l'impulsion donnée par les souverains Carolingiens et notamment Charlemagne et Louis le Pieux, soucieux d'unifier l'Empire à l'image de l'Empire romain, finissent d'imposer la règle dans l'Occident chrétien. La règle est révisée par Benoît d'Aniane : il met l'accent sur la nécessité de lutter contre les tendances de sécularisation des monastères (l'enseignement aux enfants de l'aristocratie par exemple), si contraire à l'esprit initial du monachisme. Ces injonctions peu suivies dans bien des abbayes seront un des principaux griefs des Cisterciens par la suite.
Aux alentours de l'An Mil, l'expansion de la règle bénédictine est achevée : elle est appliquée dans quasiment tous les monastères d'Occident à l'exception notable de l'Espagne et des pays celtiques.
1.3 Sous l'influence du siècle
Dès le VIIIe siècle, le monachisme occidental tend à se différencier des communautés orientales par son étroite dépendance à l'égard du pouvoir temporel. En Europe, la fondation d'un monastère découle d'une volonté politique affichée par un représentant du pouvoir laïque (un seigneur ou un roi, plus rarement un évêque). le monastère apparaît comme un moyen d'affirmer un pouvoir. Ce phénomène voit son apogée au XIe avec l'éclosion de centaines de monastères. Le pouvoir n'est alors pas centralisé, les frontières sont incertaines, l'espace est encore très peu occupé. Le monastère permet d'enraciner l'autorité laïque par le peuplement des régions inhabitées. C'est en effet tout un monde qui gravite autour de la communauté des moines : des paysans parfois par milliers, des serviteurs par centaines, parfois une garnison.
Il est source de prestige et de renommée aussi. Une littérature d'éloges, à la gloire des seigneurs et de leur dynastie voit le jour dans les monastères. Dans le même souci, les seigneurs veillent à munir les abbayes de nombreuses reliques qui, par la promesse de miracles et de guérisons dont elles sont porteuses, attirent une multitude de pèlerins.
D'autre part, dans une religion où le sentiment de culpabilité est très présent, les moines entretiennent l'idée que, pour se laver des innombrables péchés commis dans le siècle, à défaut de conversion (comme le prêchera de façon incessante saint Bernard), il faut faire preuve de détachement vis-à-vis de l'argent et des plaisirs pour assurer son salut, donc donner et en premier lieu, donner pour bâtir.
On pourrait citer d'autres raisons du soutien du pouvoir temporel comme la nécessité de se décharger d'un surcroît de progéniture néfaste à la transmission intacte de l'héritage familial, les fils convertis permettant en outre d'attirer les grâces de Dieu sur le lignage familial. Enfin, le monastère est une nécropole : c'est une assurance que le corps sera entouré de prières et de bénédictions et pourra attendre en toute sérénité le jour du Jugement dernier.
Pour toutes ces raisons, les monastères dépendent étroitement des autorités laïques qui les fondent, contrôlent le respect de la Règle, des préceptes essentiels que sont l'obéissance, la continence, l'humilité, et interviennent s'il y a lieu pour rétablir la qualité de la vie monastique. Conformément à la théorie des trois ordres, les relations entre le pouvoir temporel et les communautés religieuses procèdent de l'échange de services. A la protection du seigneur répond la prière des moines qui attire les grâces du Ciel sur sa famille et assure le salut dans l'au-delà de l'âme des défunts.
1.4 Cluny
A la fin du XIe siècle, le monachisme bénédictin tend à se confondre avec le monachisme clunisien. C'est que, depuis sa fondation en 909, Cluny a acquis un prestige considérable : l'ordre est implanté partout en Occident et même jusqu'en Palestine à la faveur de la première croisade ; la basilique est la plus grande église de la Chrétienté (devant Saint-Pierre de Rome) ; le pape Urbain II, ordonnateur de la première croisade, est un ancien moine clunisien.
Cluny doit son succès à son fondateur, le duc d'Aquitaine Guillaume III : il renonce à ses droits sur le monastère et le place directement sous la protection de Rome, protection qui va s'avérer déterminante. La communauté se fait le fer de lance de la règle bénédictine et le pape Jean XI l'autorise en 931 à prendre la direction de tout monastère soucieux de se conformer aux préceptes de saint Benoît. Grâce aux reliques des apôtres Pierre et Paul apportées de Rome, le monastère devient un lieu de pèlerinage incontournable. L'ordre est très vite libéré de la tutelle laïque et épiscopale par décision pontificale. Il devient, grâce aux donations destinées à assurer les prières des moines après la mort du donateur, un propriétaire foncier très important et exerce un véritable pouvoir seigneurial. Sa puissance est renforcée par l'appropriation progressive de l'autorité judiciaire et le souci d'acquérir des capacités militaires (à la fin du Xe siècle, Cluny se constitue en place forte).
A la fin du XIe siècle, des voix s'élèvent à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'ordre pour dénoncer ce qui semble être un détournement voire une perversion de l'idéal monastique. Car tous les moines n'ont-ils pas fait voeu de pauvreté et de renoncement ? La règle de saint Benoît n'indique-t-elle pas que la charité envers les plus pauvres est salutaire, que le travail manuel est indissociable de l'activité des moines ? Ces préceptes, les Clunisiens tendent à s'en détacher.
Et d'abord l'exigence de pauvreté : dans la société de l'An Mil, le rapport à Dieu est omniprésent, les richesses, l'opulence, sont perçues comme des faveurs du Divin destinées à ceux qui se situent en haut de l'échelle des qualités humaines et de l'autorité. Or, Cluny, on l'a vu, occupe une place prépondérante dans le monde ; son abbé, du fait de son pouvoir temporel et spirituel, est sinon l'égal des rois, du moins un interlocuteur privilégié. L'aisance dans laquelle vivent les Clunisiens, la splendeur architecturale et ornementale de l'église, le faste des offices liturgiques ne leur paraissent pas condamnables d'autant plus qu'ils se considèrent eux-mêmes comme les pauvres du Christ. Conformément à la règle de saint Benoît, le moine ne possède rien en propre à l'inverse des membres de l'aristocratie dont il est issu. Il s'est dépouillé de ses biens pour entrer au monastère, enrichissant par là même la communauté, et a accepté d'obéir en tout à la volonté de son abbé. Là réside, pense-t-il, son humilité ; sa pauvreté est une pauvreté de coeur.
La charité est également mise à mal à Cluny. Elle est avant tout machinale, ritualisée et dérisoire. La communauté accueille ceux qui demandent refuge mais les confine à part, leur consent le minimum de nourriture et de confort. En réalité, chaque monastère abrite un groupe permanent et en nombre toujours égal de pauvres. La charité appartient au théâtre, à une représentation détournée de la réalité, c'est une parodie.
« L'oisiveté est l'ennemie de l'âme. Les frères doivent donc s'occuper en certains temps au travail des mains, en d'autres heures à la lecture divine » (Règle de saint Benoît). Saint Benoît redoute la divagation de l'esprit qui conduit aux pensées impures et aux tentations. Le travail est l'instrument qui, en conduisant le moine à l'épuisement, le maintient dans le droit chemin. Cluny adapte la règle : la fatigue corporelle n'est plus la conséquence d'un travail des mains, qui selon la théorie des trois ordres est indigne des gens de prière. « A Dieu ne plaise que de vaillants chevaliers, des philosophes subtils, d'éloquents docteurs, parce qu'ils ont renoncé au siècle, soient obligés, comme de vils esclaves, à s'appliquer a des travaux pénibles et peu convenables » (Orderic Vital, 1135). Elle est issue d'une part démesurée accordée à l'office liturgique, c'est-à-dire au chant en choeur des Psaumes. La règle prévoyait trois heures et demie par jour, Cluny quintuple le nombre des Psaumes récités pour atteindre à plus de perfection. L'office est exténuant, il justifie, disent les Clunisiens, l'aisance dans laquelle ils vivent : la lettre de la règle est certes détournée mais son esprit est conservé.
Ces critiques vers Cluny, les Cisterciens les reprennent à leur compte. Mais cette fois, sous l'égide de saint Bernard, la dénonciation prend une ampleur inconnue. L'agression est violente, incessante, d'autant plus déstabilisante qu'elle s'inscrit au moment où tous, et en particulier le pape, cherchent à rabaisser la congrégation devenue trop puissante et trop orgueilleuse.