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 Image2 La réforme cistercienne
 
 2.1 Saint Bernard (1090-1153)
 Lorsque Bernard de Fontaine entre à Cîteaux en 1112, le monastère fondé quatorze ans plus tôt est dans une période difficile, pris entre deux conceptions, deux courants de pensées. D'un côté, l'ordre clunisien, plus puissant que jamais, soutenu par les princes qui désirent pour leurs fils l'office le plus somptueux, garant du maintien de leur rang social et de la gloire rendue à Dieu. De l'autre, les sectes hérétiques qui dénoncent le manquement à la parole évangélique c'est-à-dire au voeu de pauvreté et prêchent le renoncement à tout. Les sectes de Cologne notamment fustigent l'ordre cistercien :  « Ainsi ceux qui chez vous  passent pour les plus parfaits (...) ne possèdent bien sûr rien en propre, mais ils possèdent en commun, et de ce fait possèdent tout » (Evervin de Steinfeld, Lettre contre les hérétiques de Cologne).
 Bernard prône la mesure qui seule permet l'élévation de l'esprit. Il rejette Cluny dont le faste est une insulte aux pauvres : « L'église resplendit sur ses murailles, et elle manque de tout pour ses pauvres ; elle enduit d'or ses pierres, et elle laisse nus ses enfants ; on prend aux indigents de quoi flatter les yeux des riches »  ; mais aussi parce qu'il flatte l'orgueil des moines et nuit à leur seul but légitime : trouver Dieu à travers l'Ecriture, « tirer de la lettre morte un aliment spirituel ». Il dénonce également les hérétiques, coupables de remettre en cause la société d'ordre, théorie façonnée par des religieux pour les religieux, à la base du monachisme d'alors : la  réciprocité des services implique d'accepter un rôle dans la société à l'inverse des prédicateurs qui prônent le retour à la pauvreté du Christ. Saint Bernard, plus que la forme, s'attache au fond. Il ne s'en prend pas à cette société compartimentée, elle a fait ses preuves, elle est nécessairement bonne puisque Dieu l'a voulue ainsi.

 Bernard, abbé de Clairvaux qu'il fonde en 1115, n'est pas le personnage le plus important dans la hiérarchie de l'ordre. Pourtant, il en est le principal inspirateur et, si son nom demeure encore aujourd'hui le symbole du monachisme cistercien, c'est parce qu'il lutte sans relâche toute sa vie pour imposer ses vues au siècle : contre Cluny et contre les hérétiques, on l'a vu, et dans une plus large mesure contre toute la société chrétienne. Il écrit : « aucune des affaires de Dieu ne m'est étrangère »  (lettre 20). Son attitude peut paraître paradoxale. N'appartient-il pas à un ordre qui prône le retrait du monde ? « Je suis la chimère de mon siècle, ni clerc, ni laïque. J'ai déjà abandonné la vie du moine mais j'en porte encore l'habit »  (lettre 250). En réalité, son attitude est gouvernée par son désir de réforme de l'Eglise et sa volonté d'imposer l'idéal cistercien.

 Issu de la moyenne noblesse, il n'a de cesse d'appeler à la conversion du plus grand nombre de ses pairs, les chevaliers, pour les détourner de l'orgueil et des plaisirs. En accord avec l'émergence du sentiment d'identité au XIIe siècle, saint Bernard insiste sur la nécessité d'obtenir soi-même son salut car la vraie religion est intérieure. La deuxième croisade, qu'il appelle de ses voeux pour faire oeuvre pieuse, est un échec : militaire d'abord, les croisés sont repoussés ; spirituel surtout, tous se sont habitués à la dépense et à la fête. Se croiser est inefficace, il convient par conséquent de chercher une autre voie d'accession à la pureté de l'âme et saint Bernard appelle à se retirer du monde.
 
 

 2.2 Le retrait du monde
 L'idée d'un monde souillé et corrompu, duquel il convient de s'éloigner pour préserver ce qui peut l'être, ne date pas du XIIe siècle et des prêches de saint Bernard. En réalité, le retrait du monde est un thème fondateur du monachisme, apparu en Orient, et les Cisterciens n'en sont que les dépositaires. Mais le XIIe siècle accueille plus favorablement l'appel au désert car il est une réponse aux nouvelles préoccupations du temps.
 Au tournant de l'an Mil, l'Europe entre dans une période d'importante croissance économique, suscitée par les progrès de l'agriculture. Dégagé des périls matériels, le peuple se montre plus réceptif à ceux qui prônent un réveil spirituel. Les hérétiques de Cologne qui condamnent le mariage, la procréation, l'usage de la monnaie dans un souci de se conformer à la vie des disciples de Jésus, les Croisés que le voyage de Palestine amène à s'interroger sur l'existence du Christ, Abélard qui assure que le péché est dans l'intention et non dans l'acte, participent à cet élan de spiritualité et inspirent aux chrétiens de nouvelles exigences. Beaucoup se persuadent que les rites auxquels on obéit machinalement et les offrandes destinées à acheter les prières des moines ne suffisent pas pour accéder à l'au-delà. Et c'est ici qu'apparaît l'idée neuve du XIIe siècle : le fidèle doit tracer lui-même le chemin qui le mènera au royaume de Dieu.

  Oui mais voilà : comme le proclament les Evangiles, le royaume de Dieu n'est pas de ce monde. L'histoire est régie par une opposition entre deux principes ; d'un côté, l'esprit et la lumière, de l'autre, la matière et les ténèbres. Dans la tradition manichéenne, il existe deux royaumes (celui du Bien et celui du Mal), deux cités (la Jérusalem céleste et la Jérusalem terrestre) et deux histoires (l'histoire spirituelle engagée sur la voie du salut et qui connaîtra son apothéose au jour du Jugement dernier et l'histoire charnelle qui n'est qu'un long déclin). Le retrait du monde et, sous sa forme incarnée, le monachisme, constituent un moyen de rejoindre l'histoire spirituelle en se détachant, par une lutte incessante contre soi-même, du charnel voué à la corruption et à la dégradation. Mais le combat ne s'arrête pas là : ayant rejoint l'autre côté de la barrière, le travail du moine consiste à réduire sans cesse l'écart entre le spirituel et le temporel et, pour cela, à revenir à un passé idéalisé où le gouffre n'aurait été qu'une fissure. De là vient le désir de réforme purificatrice des Cisterciens, de retour au temps des premières communautés et leur méfiance à l'égard de tout ce qui est nouveau.

 Le monde, irrémédiablement mauvais, il faut le fuir, certes. Mais, au contraire des ascètes italiens à l'extrême dénuement, les Cisterciens ne se veulent pas en dehors de la société. Reclus dans des vallées inaccessibles, des forêts inhabitées, ils ont malgré tout un rôle à jouer : prier pour le salut du monde conformément au statut du monachisme dans la théorie des trois ordres. Si Cîteaux oeuvre pour une réforme du monachisme, il ne propose pas pour autant de remettre en cause les fondements de l'institution. Les ermites ont le tort de renoncer à un modèle qui a démontré sa viabilité et son efficacité. L'ascétisme reste la forme la plus parfaite de l'existence spirituelle mais il convient d'y accéder par paliers et en communauté comme le préconise saint Benoît. Car les dangers sont grands : il n'est pas aisé de résister aux démons, aux tentations lorsqu'on n'y est pas préparé et que le combat est mené de façon solitaire. « Malheur à celui qui est seul, car s'il vient à tomber, il n'aura personne pour l'aider à se relever », écrit saint Bernard.

 Les Cisterciens veulent se garder du caractère présomptueux de ces excès. Pour cela, ils entendent se conformer à ce qui a fait ses preuves et, en premier lieu, la règle bénédictine.
 
 

 2.3 Le retour à la règle
 « Quand ils résidaient encore à Molesmes, ces hommes, animés par la grâce de Dieu, parlaient souvent entre eux des transgressions à la Règle de saint Benoît, père des moines ;  ils s'en lamentaient, voyant que cette règle qu'eux-mêmes et les autres moines avaient promis par une solennelle profession de suivre, ils ne s'y conformaient pas » (Petit Exorde, texte rédigé par les premiers Cisterciens). Le sentiment de ne pas respecter « la sainte règle de notre père saint Benoît » , de la bafouer par l'acceptation de dons toujours plus substantiels et l'empiétement des valeurs séculières, de la détourner de son sens en ne suivant pas scrupuleusement ses préceptes, est à l'origine du retrait à Cîteaux de vingt et un moines au début de l'année 1098.
 C'est le fondement du renouveau cistercien. Il ne s'agit pas d'inventer mais de revenir à la pureté originelle et pour cela, de dénoncer les habitudes et les conceptions absentes de la Règle et forgées au cours des siècles. « Nous observons de nombreuses prescriptions qui ne s'y trouvent pas alors que, avec négligence, nous omettons plusieurs de ses dispositions » (Orderic Vital citant Robert de Molesmes dans son Histoire ecclésiastique).

 La réforme, construite en opposition aux dérives clunisiennes, est toutefois une interprétation, une adaptation, une relecture du texte bénédictin écrit cinq siècles et demi plus tôt. Comment en serait-il autrement ? La société a connu de profonds bouleversement dont la prospérité économique n'est pas le moindre. Mais comment les Cisterciens lisent-ils et comprennent-ils la Règle bénédictine ?

 Le monachisme cistercien prône à la fois le retrait du monde et la vie en communauté, ce qui peut paraître paradoxal. En réalité, la communauté est perçue comme une voie d'accession à la perfection. Soudée, elle permet de mener une lutte acharnée contre les forces du mal, les moines étant les combattants du Christ dans la terminologie guerrière du monachisme d'alors. Fraternelle, elle magnifie la prière rendue plus efficace et plus belle par la cohésion du groupe. Imposée, elle est enfin un gage d'humilité en raison de la promiscuité difficilement supportable des moines. Mais chacun mène la vie solitaire qu'il entend car, comme l'écrit Guillaume de Saint-Thierry dans sa Vie de Bernard de Clairvaux, « Leur grand nombre ne les empêchait pas d'être seuls avec eux-mêmes (...). Quand règne l'unité spirituelle, la règle de silence observée par une multitude d'hommes assure à chacun la solitude son coeur. »

 Fait plus marquant, les Cisterciens s'approprient l'ascétisme oriental, peu marqué dans la Règle de saint Benoît car elle ne constitue qu'« une petite règle pour débutants » mais qui demeure l'idéal auquel Benoît aspire. Cependant, l'ascétisme n'a pas chez les Cisterciens la même justification que dans les déserts Egyptiens. Il n'est en aucun cas un moyen, plus ou moins efficace, de dompter les pulsions sexuelles. Non. Ce que saint Bernard redoute plus que tout, c'est le péché d'orgueil, l'entorse faite au voeu d'humilité qui éloigne le moine du chemin de la sagesse et de l'élévation personnelle. « Elevez-vous par l'humilité. Telle est la voie ; il n'y en a pas d'autre. Qui cherche à progresser autrement tombe plus vite qu'il ne monte. Seule l'humilité exalte, seule elle conduit à la vie » (saint Bernard, IIe sermon pour l'ascension). C'est une critique de Cluny aussi, de ces moines dont l'existence a peu à voir avec celle des disciples du Christ, des richesses qu'ils accumulent et des cérémonies fastueuses auxquelles ils se prêtent, de tout ce faste qui nuit à la qualité de la vie spirituelle. La Règle reste la référence : elle prescrit le vin, autorise de manger à sa faim et de porter un vêtement décent. Pas plus. Les Cisterciens n'iront donc pas plus loin : du vin, oui, mais insipide ; du pain, mais sans saveur et rassis ; une robe, fruste et dans un tissu rugueux. Ils vivront en pauvres du Christ, à l'abri de l'indigence comme du luxe.

 Le monastère cistercien refuse également la seigneurie et, conformément à la Règle, s'attelle à la mise en valeur directe de la terre : « Si les moines sont obligés, par la nécessité ou la pauvreté, de travailler eux-mêmes aux récoltes, ils ne s'en attristeront pas : alors ils seront vraiment moines, lorsqu'ils vivront du travail de leurs mains, comme nos pères et les apôtres » (Règle de saint Benoît). Les Cisterciens ne trouvent pas trace dans le texte de saint Benoît des attributs habituels de la seigneurie, les taxes et l'exploitation de la main d'oeuvre paysanne. Au contraire, la Règle préconise une communauté vivant en autarcie et capable de subvenir à ses besoins, en un mot autosuffisante. Pour cela, les Cisterciens n'hésitent pas à recourir à la propriété foncière octroyée par des dons ou, le succès économique de l'ordre aidant, par l'achat des terres convoitées. Le travail de la terre fait partie intégrante de la journée du moine, gage de subsistance de la communauté retranchée mais aussi d'humilité. Il est dévalorisant, dégradant (c'est la condition du peuple, méprisé par la société du temps et par conséquent par les Cisterciens dont le mode de pensée est ancré dans la chevalerie) et son acceptation, qui nécessite le rejet de tout amour-propre,  conduit tout naturellement à la grâce divine.

 Refus du monde, refus du confort, refus de la seigneurie. Refus de tout ce qui éloigne le moine de sa mission, le combat dans le Christ, et par conséquent, des devoirs traditionnels du monachisme d'alors et, en premier lieu, l'éducation du peuple. L'ambition de saint Bernard est de rétablir le moine à sa juste place dans la société : « Nous savons que l'office du moine n'est pas d'enseigner mais de pleurer »,  écrit saint Bernard. L'abbaye n'est plus une école puisque les Cisterciens n'acceptent plus en leurs rangs que des adultes pleinement responsables. Elle se prétend toujours schola Christi  mais dans le sens militaire du terme et n'accueille plus les enfants dont la place n'est pas parmi des guerriers. Ce n'est plus non plus un lieu de sépulture et de conservation des reliques, partant on n'y reçoit plus les pèlerins et on ne sacrifie plus au spectacle théâtral et pédagogique qu'abritent les autres monastères. Ainsi se brise l'osmose entre le peuple et les moines que l'isolement, par l'acquisition méthodique des terres autour du monastère, vient renforcer.

 Le respect de la Règle a pour effet de fonder une nouvelle société à l'écart de la société séculière, un lieu de combat et de pénitence, un lieu où la communauté, solidaire et retranchée, n'a pour seule vocation que l'élévation personnelle de chacun.
 
 

 2.4 L'élévation personnelle
  On prend conscience ici de la complexité de la pensée cistercienne. Cîteaux, que l'on a décrit comme un ordre profondément conservateur, soucieux de repli sur soi, enclin à chercher dans le passé les références à un mode de vie idéal, se montre réceptif voire inspire la pensée nouvelle de l'époque. L'ordre bouleverse la conception traditionnelle d'une société monolithique, au destin commun, dont le salut ou la perte serait entre les mains d'une communauté restreinte de moines. Ce rôle écrasant, Cîteaux ne veut pas l'assumer, moins par volonté de fuir son rôle (Cîteaux s'inscrit pleinement dans la société d'ordre) que par conviction de la primauté de l'individu sur la collectivité. Le monastère est avant tout une collection de personnes, chacune engagée sur le chemin de la perfection. « C'est donc les uns après les autres et, en quelque sorte, membre après membre, que nous devons nous élever jusqu'à ce que l'union soit parfaite en cette Jérusalem d'en haut dont la solidité vient de ce que tous y participent à l'être même de Dieu. Là, non seulement chacun, mais tous également commencent d'habiter dans l'unité : il n'y a plus de division ni en eux-mêmes, ni entre eux »  (saint Bernard, sermon sur l'Ascension).
 Le retrait cistercien est double : retrait du monde de la communauté mais aussi retrait vers l'intérieur du moine, là où se situe la vraie richesse qu'il faut s'attacher à embellir. Nul besoin de se préoccuper d'orner l'église et de magnifier la fête liturgique, seule compte la purification de l'âme afin de préparer la visite de Dieu en son sein. Saint Bernard recommande d' « offrir à Dieu un promenoir assez vaste pour qu'il y accomplisse l'oeuvre même de sa majesté ». La référence au bâtiment est volontaire. Il souhaite ancrer dans les esprits une nouvelle conception de la demeure de Dieu : le réceptacle de la venue de Dieu n'est plus l'église des Clunisiens, c'est l'intimité de l'âme. « Le Verbe est venu en moi, et souvent. Souvent, il est entré en moi, et parfois je ne me suis pas aperçu de son arrivée, mais j'ai perçu qu'il était là, et je me souviens de sa présence »  (Saint Bernard).

 Construire et assainir la maison de Dieu est une obsession de tous les instants. Le chant des psaumes et le travail manuel y contribuent à part égales, sans distinction. « Que de fois, pour l'administration du domaine, nous omettons même de célébrer la messe »  (saint Bernard). Car le travail de la terre est perçu comme une contribution à l'oeuvre de Dieu (à l'image d'Adam, appelé à embellir le Jardin) et par conséquent élève l'âme du moine et le fait accéder au rang d'auxiliaire de Dieu. Plus subtilement, les Cisterciens en viennent à faire l'analogie entre l'entreprise de défrichage, de bonification de la terre et celle de l'âme.

 Cîteaux est au coeur de l'émergence de l'identité au XIIe siècle. Il participe également, on le voit, à la vague d'optimisme issue des écoles cathédrales qui imposent la notion de progrès, s'interrogent sur la place de l'homme dans la Création. Cette évolution des esprits n'est rendue possible que par la croissance économique, apparue depuis peu, qui arrache les campagnes à la misère et fait croître les villes. Cîteaux, éloigné du monde mais acteur du temps, doit son succès tout autant à la force de la pensée de Bernard qu'à son adéquation avec les exigences de l'époque et ses interrogations.
 
 

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General update: 19-01-2012 07:54
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